révolutionnaire, laquelle devait être protégée, comme le furent tous les mouvements de ce genre au cours de l’histoire, par le secret gardé sur ses principes, son organisation et ses buts. En revanche, lorsque l’évolution historique ne justifia plus ces précautions antérieures, la Franc-Maçonnerie apparut, au début du XVIIIe siècle, comme une association discrète d’« esprits éclairés » plutôt que sous les aspects de la secte philosophique secrète qu’elle semble avoir été d’abord, dans la seconde moitié du XVIIe siècle. Les deux visages du Reich allemand Aussi est-il peu compréhensible que P. Arnold, auquel on doit précisément d’avoir signalé l’importance des indications données par Robert Plot, n’en tire pas toutes les conclusions qu’elles comportent. S’il faut admettre, en effet, comme P. Arnold le souligne justement, que ni Descartes ni Spinoza n’ont été affiliés à la « mystérieuse confrérie de la Rose-Croix », cela ne signifie pas pour autant que leurs systèmes philosophiques n’aient exercé aucune influence sur une « Société de Francs-Maçons », dont l’existence historique, en 1686, est incontestable. Ce n’est sans doute pas sans quelque raison sérieuse que, lors du deux cent cinquantième anniversaire de la mort de Spinoza, en 1927, la Franc-Maçonnerie hollandaise fut officiellement représentée. Le Grand-Orient de Hollande déposa une couronne sur la tombe du philosophe, en hommage au penseur et au maître qui, avec Descartes, a contribué à l’édification de la Maçonnerie « spéculative » et de son idéal de tolérance et de liberté. On peut donc s’en tenir, sur le plan de la critique historique la plus aisément vérifiable, à des faits certains. L’essor des clubs politiques et philosophiques à Londres, entre 1650 et 1660, a été accompagné de la naissance d’une Maçonnerie spéculative, orientée dans une double direction, l’une, mystique, et l’autre, rationaliste. À la première se rattache, par l’intermédiaire d’Élias Ashmole, tout le courant du rosicrucianisme et de l’illuminisme ; à la seconde orientation, purement philosophique, répond l’« esprit nouveau » du rationalisme cartésien et du spinozisme. La différence de ces sources a joué un rôle capital dans l’histoire de la Franc-Maçonnerie. C’est ainsi que la première ligne « spéculative » fut exploitée, au XVIIIe siècle, par la Compagnie de Jésus, afin de combattre, de l’intérieur, le mouvement maçonnique alors florissant. En revanche, c’est sur la seconde ligne « spéculative » que portèrent principalement les condamnations du Vatican, en 1738 et en 1751. Il est indispensable d’avoir toujours présent à l’esprit ce « double sens » de la Maçonnerie pour comprendre l’histoire politique de l’Allemagne au XVIIIe siècle. Les vastes spéculations théologico-politiques de la pensée médiévale allemande sur le concept d’empire prirent naissance dès la seconde moitié du XIe siècle, quand la papauté, désirant réformer l’Église et arracher aux souverains temporels l’investiture des clercs, en vint à définir une conception théocratique du pouvoir. Ces systèmes semblent avoir contribué à faire apparaître, au XIVe siècle, dans l’esprit germanique, comme l’a souligné si justement Jacques Droz, un divorce entre le mythe et la réalité. « La spéculation sur l’Empire dénote tantôt un attachement aveugle à un passé révolu, tantôt une espérance lointaine, néanmoins exaltante et riche d’un avenir grandiose 3. » Au XVe siècle, l’œuvre de Nicolas de Cuse présente, en revanche, une théorie réaliste de la réforme indispensable des institutions impériales : « Devant la faiblesse du pouvoir central, constate-t-il dans son traité De Concordantia (1433), les sentiments égoïstes se sont généralisés : plus personne n’a souci de son prochain ou de l’avenir. Les petits princes se sont multipliés et sont devenus de puissants vassaux : aveugles, ils ne comprennent pas qu’en détruisant le pouvoir central, conservateur et fortificateur, ils travaillent à leur perte ; comme les princes dévorent l’Empire, le peuple dévorera les princes. » Aussi faut-il rétablir l’harmonie de toutes les forces qui s’opposent dans le monde, sans porter atteinte à l’individualité d’aucune d’entre elles. Nicolas de Cuse « proclame l’égalité de toutes les familles spirituelles : Moïse, le Christ et Mahomet n’étant que les porte-parole d’une seule et même révélation 4 ». Les hiérarchies parallèles de l’Église catholique et de l’Empire doivent être soumises au principe conciliaire, en étroite dépendance du pouvoir électif, les pasteurs étant élus par les paroissiens, les évêques par le clergé, le pape par les cardinaux. La tâche de la papauté, purement spirituelle, est distinguée par Nicolas de Cuse de l’autorité des conciles qui peuvent déposer les papes. L’Empire, le Reich, doit être divisé en douze cercles, ayant chacun une cour de justice arbitrale et ayant à sa tête un ecclésiastique, un noble et un bourgeois, délibérant en commun. Chaque année se tiendrait à Francfort une assemblée, un Reichstag, capable de désigner un conseil privé chargé d’assister l’Empereur. Ces projets, nés au XIVe siècle, ont exercé une influence incontestable sur l’opinion publique et ils ont préparé la Réforme luthérienne. Cependant, celle-ci, dans la mesure où, d’une part, elle s’est opposée à l’humanisme érasmien, fondé sur une foi évangélique accessible à tous, et où, d’autre part, elle a fait une obligation aux chrétiens de la soumission totale aux autorités séculières, avait pris position à la fois contre les théologiens protestants qui étaient partisans d’une conciliation religieuse, comme les humanistes Julius Pflug et Georg Witzel, et contre les « prophètes exaltés » de la révolution sociale des anabaptistes. Luther, dans son Pamphlet contre les hordes meurtrières et pillardes, invitait les seigneurs à une impitoyable répression. « Ni l’injustice ni la tyrannie ne justifient la révolte, enseignait Luther. Un serf chrétien possède la liberté chrétienne. « L’article qui proclame l’égalité des hommes tend à transformer le règne spirituel du Christ en un royaume terrestre et extérieur ; or les royaumes de ce monde ne subsistent que par l’inégalité des conditions 5. » Dans la première moitié du XVIIe siècle, sous l’influence de la guerre de Trente Ans, la doctrine du droit du prince à s’élever audessus de la religion et de la morale pour ne servir que l’intérêt supérieur de l’État se développa en Allemagne, comme dans les autres nations européennes. Elle s’appuya sur les théories économiques du « mercantilisme » des Autrichiens Becher, von Hornigk et Schröder ou du Prussien von Justi, assez proches du « colbertisme » français. Cependant, à l’époque des théoriciens de l’absolutisme monarchique, les tendances illuministes et irrationnelles de l’esprit allemand n’en continuent pas moins à se propager dans les milieux théosophiques, alchimiques et piétistes. En 1625, un prophète illettré, Jean Engelbert, est favorisé d’une vision divine dans la maison d’un pasteur. Le Saint-Esprit lui révèle que tous les malheurs du monde proviennent des ecclésiastiques, lesquels incitent les magistrats à la guerre. L’histoire, dans son ensemble, se divise en trois ères : ecclésiastique, politique et économique. Cette révélation de l’Envoyé du Très-Haut fut traduite en français par Pierre Poiret. Un théosophe alchimiste, Paul Felgenhauer, qui passa une partie de sa vie en prison et en exil, se livrait de nouveau à des prophéties millénaristes sur la proche manifestation de Jésus-Christ. Un autre illuminé, Paul Nagel, annonça l’écroulement de la Maison d’Autriche, la délivrance du joug espagnol, la fin du papisme. Tout un essaim de voyantes entourait les chefs des sectes piétistes : Madeleine Elrich, Christine-Regina Bader, Adélaïde Schwartz, Anne-Marguerite Jahn, Anna-Maria Schuchart, « la chanteuse piétiste », Anne-Ève Jacob, surnommée « la suceuse de sang ». Un illuminé, Jean-Guillaume Petersen, sous l’influence du mystique français Postel et marié à une « visionnaire », Éléonore de Merlau, composa un étrange traité kabbalistique sur les principes de la philosophie secrète. Leibniz se constitua l’éditeur de plusieurs ouvrages de Petersen et respectait les visions d’une autre sibylle piétiste, Rosemonde-Julienne von Asseburg. Vers 1693, le piétisme semble en pleine décadence. Cependant les comtes de Wittgenstein avaient ouvert leurs domaines à tous ceux qui se disaient persécutés pour leurs croyances. On y rencontrait des réfugiés cévenols qui entretenaient l’inspiration prophétique dans les cénacles piétistes. Un ouvrier, E. C. Hochmann, se dévoua à l’apostolat afin de convertir les Juifs. Ses doctrines étaient empruntées à Jacob Bœhme, à Weigel, à Gichtel. Un jour qu’il prêchait dans un pré, ses auditeurs se crurent transportés dans les nuées, le matin de l’éternité venant d’arriver sans qu’ils se fussent aperçus de la fin du monde. Le Christ apparut aussi à deux ouvriers, les frères Kohler. Ils annoncèrent la fin du monde pour Noël 1748. L’un fut exécuté, l’autre, emprisonné. Avec J. A. Bengel, philologue d’un mérite supérieur (1687-1752) et son Ordo Temporum (1741), la fin du monde se précise, au « siècle des lumières ». J. A. Bengel y annonce que l’Empire d’Occident durera jusqu’en 1800 et qu’à cette époque, la carte de l’Europe sera changée. Despote éclairé et « Supérieur inconnu » Auparavant, un événement qui eut de grandes conséquences pour l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe s’était produit dans la nuit du 14 au 15 août 1738. Frédéric de Prusse, le futur « Frédéric le Grand », encore jeune Kronprinz, avait reçu l’initiation maçonnique à Braunschweig, en même temps que le comte Léopold Alexandre von Wartensleben. Les « travaux maçonniques » auxquels participèrent le comte Albrecht Wolfgang de Schaumburg-Lippe, le comte Kielmannsegge et Frédéric-Christian von Albedyll (1699-1769), de la Loge de Hambourg, durèrent jusqu’à quatre heures du matin. Le château de Rheinsberg a conservé les symboles maçonniques de cette époque et, en 1740, le Journal de Berlin pouvait écrire à ce sujet, en français : « Une société infortunée, à laquelle il semble qu’on prépare le même sort qu’aux anciens Templiers, peut aussi se promettre un asile sous la généreuse protection de Sa Majesté. Je parle des francsmaçons. Ils peuvent mettre leur Loge à l’abri du Trône et jouir d’un repos qu’aucune persécution ne troublera. » Frédéric le Grand, dans sa loge du château de Charlottenburg, initia également son frère, Guillaume de Prusse (1722-1758), et y reçut aussi son beau-frère, le margrave Frédéric von BrandenburgBayreuth. Le souverain exerça une influence profonde sur le développement de la Franc-Maçonnerie allemande. On peut observer à propos de l’initiation des Hohenzollern un fait important. Deux tendances semblent s’être opposées entre l’interprétation philosophique de la Maçonnerie, telle que la concevait Frédéric le Grand, et la conception mystique rosicrucienne de son successeur, Frédéric-Guillaume (1744-1797). La première, inspirée par la « philosophie des lumières », fait un devoir aux princes de se conduire en « souverains éclairés » et d’assurer à leurs peuples la culture et la prospérité matérielle. Frédéric II, dont le cynisme politique était assez connu, n’en admettait pas moins qu’il agissait ainsi, non pas selon son bon plaisir, mais pour le bien de ses peuples. Il substituait, en quelque sorte, à la conception chrétienne de la monarchie de droit divin, une doctrine laïque de l’autorité royale. Sa conception du pouvoir annonce en Frédéric un initié plutôt qu’un souverain ordinaire : « Voici, dit-il, l’erreur de la plupart des princes : ils croient que Dieu a créé exprès et par une attention particulière pour leur grandeur, leur félicité et leur orgueil, cette multitude d’hommes dont le salut leur est commis et ces sujets destinés à n’être que l’instrument et les serviteurs de leurs passions déréglées. Mais les hommes ont choisi celui d’entre eux qu’ils ont cru le plus juste afin de les gouverner, le meilleur pour leur servir de père, le plus humain pour compatir à leurs souffrances. » Si la raison d’État a des raisons que le cœur doit ignorer, si l’on peut rompre et renverser des alliances, selon l’intérêt de la nation, le bien et le consentement des peuples n’en constituent pas moins les bases du pouvoir royal. Ces théories furent exposées par Frédéric le Grand dans son Anti-Machiavel (1736) et dans son Testament politique (1752). La seconde tendance, mystique et rosicrucienne, entièrement opposée à la précédente, fut celle du neveu et successeur de Frédéric le Grand, Frédéric-Guillaume II (1744-1797). Bien qu’initié à la Maçonnerie, ce souverain fut éloigné des principes philosophiques rationalistes de son prédécesseur par l’influence de son ministre, le Rose-Croix Johann-Christoph von Wöllner (1732-1800), et d’un membre de la « Stricte Observance », le général et ministre prussien, Johann-Rudolf von Bischoffswerder (1714-1803). Wöllner a été considéré à juste titre par les historiens allemands comme le « fossoyeur de la vieille Prusse », car il réussit à détruire presque tout ce qu’avait édifié Frédéric le Grand sur le plan de la tolérance philosophique et religieuse. Membre de la loge berlinoise « Pour la Concorde » (Zur Eintracht), en 1766, il joua ensuite un rôle dans la « Stricte Observance », système de hauts grades où les historiens ont vu assez justement, semble-t-il, une arme politique de la Compagnie de Jésus, favorable au parti catholique du prétendant Charles-Édouard Stuart et opposée à la dynastie anglaise protestante des Hanovre. Le baron Karl von Hund (1722-1776) exerça une profonde influence sur cet ordre néo-templier qui reconnaissait l’existence de « Supérieurs inconnus », Superiores incogniti. Wôllner était chargé de la direction berlinoise de cette société secrète. Il devint ensuite, en 1791, grand maître de la « Loge Mère » nationale « Aux Trois Globes » (Zu den drei Wellkugeln). En compagnie de Bischoffswerder, il initia Frédéric-Guillaume II aux « mystères rosicruciens », au château de Charlottenburg où se tinrent des séances d’évocations « magiques » analogues à celles qui eurent lieu à Leipzig et à Braunschweig, sous la direction de l’étrange Johann Georg Schrepfer ou Schröpfer (1739-1774). L’historien Arnold Marx a rapproché l’influence exercée par Wöllner sur Frédéric-Guillaume II de celle de Raspoutine sur la famille impériale russe. C’est à Wöllner qu’il faut attribuer, au moins, d’avoir appuyé de son autorité les poursuites qui furent exercées contre les « Illuminés de Bavière » qu’il présenta comme une secte révolutionnaire et athée de « loups dévorants » et de « meurtriers des âmes ». La prise de position, en 1783, de la « Loge Mère » nationale des « Trois Globes », contre les Illuminés, témoigne de la puissance du « parti rosicrucien » de Wöllner sur la Maçonnerie allemande à la fin du XVIIIe siècle. On peut y discerner une opposition radicale de principes entre les traditions d’un patriciat conservateur et les conceptions des membres d’une élite intellectuelle à laquelle, en 1776, Adam Weishaupt, le fondateur de l’Ordre des Illuminés, avait donné une doctrine philosophique fondée sur la destruction progressive du pouvoir étatique et des hiérarchies sociales, transformation accomplie par des sociétés secrètes dont les chefs véritables devaient demeurer inconnus et cachés aux profanes. Ce « Grand Œuvre » d’émancipation sociale avait pour but de faire prévaloir dans le monde entier l’idéal de la tolérance et de la raison. Le système de Weishaupt, sciemment déformé par ses adversaires, fut interprété comme un complot maçonnique dirigé contre le trône et l’autel, les monarchies et les églises, et qui aurait conçu et préparé la Révolution française. 1. P. Arnold, ouvrage cité, p. 243. 2. Ibid., p. 244. 3. Jacques Droz, Histoire des doctrines politiques en Allemagne, Paris, 1968, p. 15. 4. Ibid. 5. Ibid., p. 21. 7 LES ILLUMINÉS DE BAVIÈRE Le Spartakus du XVIIIe siècle L’« Ordre des Illuminés » (Illuminaten Orden) que l’on désigne, généralement, sous le nom d’« Illuminés de Bavière », parce qu’il fut fondé dans ce royaume vers 1773, et définitivement constitué le 1er mai 1776, a été rendu responsable par de nombreux historiens, généralement hostiles à la Franc-Maçonnerie, d’un vaste complot contre les institutions monarchiques et religieuses et de machinations internationales secrètes qui auraient préparé, notamment, la Révolution française. Ces accusations ont été fondées sur des témoignages apparemment dignes de confiance, comme, par exemple, celui du comte Christian August Heinrich von Haugwitz (1752-1831), ministre d’État du royaume de Prusse, chef du cabinet de Berlin et ministre plénipotentiaire au congrès de la Sainte Alliance, à Vérone, en 1822. En fait, ce personnage, initié en 1774, à la Loge « Minerva », de Leipzig, était devenu membre de la « Stricte Observance » et piétiste. Il avait fondé une fraternité mystico-religieuse « johannite » et participé aux luttes du « rosicrucien » Wöllner contre la tendance rationaliste de la Maçonnerie allemande. Il fut l’un des trois ministres qui préparèrent l’édit de 1798, par lequel Frédéric-Guillaume II de Prusse interdisait les sociétés secrètes, à l’exception des trois « Loges Mères vieilles-prussiennes » : « Aux Trois Globes », la « Grande Loge de Prusse » et la Loge « Royal York de l’amitié ». Il faut remarquer, à ce propos, que l’attitude du nationalsocialisme a été très différente à l’égard des loges « vieillesprussiennes » et des « loges humanitaires ». Il importe également de rappeler que l’« Ordre prussien johannite » (Johanniter Orden) décida, en 1927, qu’aucun chevalier johannite ne pourrait être, en même temps, membre d’une loge « humanitaire ». Le 11 février 1928, le chapitre de l’Ordre johannite alla jusqu’à déclarer que même l’appartenance à des loges « vieilles-prussiennes » ne serait pas tolérée, tant que l’on ne connaîtrait pas la position de celles-ci à propos des loges « humanitaires », lesquelles, on le sait, recevaient les Juifs et observaient strictement la constitution d’Anderson. L’« Ordre prussien johannite » affichait ainsi sa fidélité intransigeante au nationalisme, au « christianisme dogmatique » et au racisme, bien avant l’accession d’Adolf Hitler au pouvoir. Ces faits sont importants car, faute de les connaître, on imagine trop souvent que la Franc-Maçonnerie possède une unité nationale et internationale entière et qu’elle ignore des divisions et des schismes qui n’ont pas épargné l’Église elle-même ni, d’ailleurs, aucun parti politique, fût-il aussi monolithique, en apparence, que, par exemple, le parti national-socialiste ou le parti communiste. En réalité, il faut toujours penser au pluriel et non pas au singulier. Il y a des christianismes, des rationalismes, des marxismes, des capitalismes, des « maçonnismes », parce qu’il y a des hommes et non pas l’homme, cette creuse abstraction. De même, peut-on constater qu’il y eut des illuminismes, souvent contradictoires, à l’intérieur de ce qui apparaît comme l’illuminisme germanique, dans la perspective d’un classement général lequel, cependant, ne saurait rendre compte de la complexité particulière de ces phénomènes. C’est précisément cette tendance à la systématisation superficielle qui a donné naissance aux fables exploitées par Haugwitz et Wöllner, au sujet d’un « vaste complot des Illuminés contre les monarchies et contre les Églises », sous la haute direction du fondateur de cette société secrète, Adam Weishaupt, professeur de droit canonique à l’Université bavaroise d’Ingolstadt (1748-1830). En fait, ce jeune « intellectuel » aux idées « avancées », considéré par ses collègues comme un « dangereux novateur » parce qu’il partageait les opinions des Encyclopédistes français, avait vingt-huit ans seulement quand il eut l’idée de lutter contre l’influence de la Société de Jésus, alors très puissante en Bavière, en créant une « école secrète de Sagesse » qu’il nomma d’abord « Ordre des Perfectibilistes » (Orden der Perfectibilisten). Il ne s’agissait que d’y réunir les meilleurs jeunes esprits afin de leur enseigner librement des connaissances philosophiques que l’on bannissait de l’enseignement universitaire. Weishaupt décida de se désigner comme « général » de cet ordre, sous le pseudonyme de Spartakus. Il se proposa de constituer une grande bibliothèque encyclopédique, voisine d’un cabinet de sciences naturelles et disposant d’une collection importante de documents historiques, afin de combattre l’ignorance entretenue par ceux qu’il appelait « les ennemis de l’avenir et de l’humanité », c’est-à-dire les Jésuites qu’il rendait responsables de l’« obscurantisme » de cette époque. Au commencement, Weishaupt n’avait pas songé à l’aspect ésotérique de l’initiation des futurs disciples de son « école secrète », mais, comme on le pressait de systématiser ses premières conceptions « perfectibilistes », on l’informa, non sans appréhension, qu’une loge « rosicrucienne » allait être bientôt fondée dans une localité voisine, Burghausen, afin d’enseigner, comme il était de mode à cette époque, les « arcanes de la Pierre des Sages » à des amateurs de la philosophie alchimique, alors assez nombreux à l’université d’Ingolstadt. Voyant là un danger évident pour sa propre organisation, Weishaupt élabora rapidement avec l’étudiant Massenhausen, surnommé « Ajax », les statuts de l’association prévue à laquelle il donna le nom nouveau d’« Ordre des Illuminés » (Orden der Illuminaten). La cérémonie inaugurale de cette association ne fut pas importante ; elle réunissait cinq membres seulement : le chanoine Hertel, un magistrat d’Eichstädt, Lang, le vieil élève du fondateur, Franz Xavier von Zwackh, Ajax-Massenhausen et WeishauptSpartakus lui-même. Deux ans plus tard, vers 1778, l’Ordre ne comptait qu’une vingtaine d’initiés, à Ingolstadt, Eichstädt et Munich. Toutefois, peu à peu, sous l’influence du conseiller Lori, la société progressa rapidement. Un médecin munichois, le professeur Baader, le baron von Bassus, le comte Savioli, le marquis Constanzo, le comte Lodron, le baron Gumpenberg, le podestat von Poschiavo, le majorcomte Spaur, le baron Montgelas, parmi d’autres personnalités, furent associés aux travaux de Weishaupt. La plupart gardèrent le silence au sujet du nom du fondateur de l’Ordre dont on peut penser qu’il fut aussi appuyé par une loge maçonnique « irrégulière » de Munich qui tenait ses réunions à l’auberge Pögner. Weishaupt la désigne comme la « Loge pögnérienne » et elle reçut, en 1777 seulement, une patente d’une « loge mère » de Regensburg : « À la croissante aux trois clefs » (Die Wachsende zu den drei Schlüsseln). Le comte Anton von Thörring en était le vénérable. On considère généralement que la « Loge pögnérienne », encore nommée « Au Soleil » (Zur Sonne), a été le point de départ de la Franc-Maçonnerie bavaroise à Munich. Pas de Juifs, de moines ni de femmes Toutefois, en 1775, on comptait plusieurs autres loges « irrégulières. » dont celle du comte Morawitzki, relevant de la « Stricte Observance » et qui se nommait « À la Circonspection » (Zur Behutsamkeit). Adam Weishaupt y fut reçu en 1777. La « Loge pögnérienne », patentée par Regensburg, prit alors le nouveau nom d’« Unité maximilienne au Soleil d’or » (Maximilianische Einigkeit zur goldenen Sonne), dont la Loge « Au bon conseil » (Zum Gutenrat) fut particulièrement utilisée par Weishaupt pour renforcer sa propre organisation. Le marquis Constanzo obtint pour cette dernière loge une patente de la « loge mère » berlinoise Royal York et elle s’appela, dès 1779, Saint-Théodore du bon conseil, en français, avant de recevoir, en 1781, un droit directorial pour la Bavière, l’Italie et la Suisse, ce qui lui accordait le privilège d’y fonder d’autres loges. Ainsi, devint-elle le centre de l’Ordre des Illuminés. « Saint-Théodore du bon conseil » possédait à Munich un hôtel particulier, un cabinet de sciences naturelles et un jardin botanique. Un édit princier du 22 juin 1784, renouvelé au cours des années suivantes, mit un terme à l’activité des loges munichoises. Maximilien Joseph Ier, roi de Bavière, en 1799 puis en 1804 interdit toutes les sociétés secrètes, et la Maçonnerie bavaroise dut suspendre ses travaux jusqu’en 1871, à l’exception toutefois des loges situées dans les nouvelles acquisitions du royaume, à Nuremberg et dans les margraviats d’Anspach puis de Bayreuth. Afin de comprendre le développement de l’« Ordre des Illuminés », il importe de distinguer deux influences fort différentes qui s’exercèrent sur cette société secrète. La première fut celle de son fondateur Adam Weishaupt, principalement philosophique. La seconde, celle du réformateur de l’Ordre, le baron Adolphe von Knigge (1752-1796), ardent propagandiste de l’idéal démocratique de l’« illuminisme maçonnique ». En fait, Knigge, introduit dans l’Ordre par le marquis Constanzo, devint rapidement, sous le nom de Philo, le chef politique de cette association. Ce personnage singulier dont le talent littéraire incontestable s’était exercé en des œuvres romanesques et polémiques, traitant des sujets des plus divers, était un voyageur infatigable, un esprit toujours en mouvement, cosmopolite par vocation et adversaire déclaré de tout despotisme. Knigge avait été initié, à Kassel, à la « Stricte Observance » et, sous le nom de « Chevalier au Cygne » (Eques a Cygno), il avait entretenu une importante correspondance avec les dignitaires de cet ordre ainsi qu’avec des « rosicruciens ». Mieux informé que Weishaupt de l’état des esprits en Allemagne et à l’étranger, grâce à ses nombreux voyages, il proposa un plan de réforme des Illuminés qui fut adopté le 10 décembre 1782. Précédemment, l’Ordre dispensait un enseignement divisé en trois classes : celles du « Novice », du « Minerval » et du « Minerval illuminé » (Erleuchteter Minerval). Les obligations des initiés étaient strictes et sévèrement contrôlées. Un compte rendu détaillé, au jour le jour, de toute leur activité, des rapports des conversations entendues, des impressions personnelles, des problèmes familiaux, étaient exigés, chaque mois, des Illuminés, quels que fussent leurs fonctions et leurs grades. « Chaque membre devait être animé d’un même esprit et parmi eux devaient régner une seule intelligence et une seule volonté. » De plus, un programme culturel était fixé chaque mois aux membres de la société. Il comprenait la Rhétorique, la Philosophie, la Morale, les langues anciennes et modernes, et particulièrement le grec et le français. Il était indispensable, sous peine d’être exclu de l’Ordre, de recruter au moins un nouvel adhérent. On doit remarquer en outre une règle significative : les Juifs, les moines, les femmes et les membres d’autres sociétés secrètes ne pouvaient être admis parmi les Illuminés. En ce qui concerne la dernière catégorie d’exclus, cette défense fut purement théorique. Presque tous les membres de l’Ordre avaient appartenu précédemment à des associations de ce genre. En revanche, le règlement qui se rapportait aux trois autres catégories fut toujours appliqué. Une chouette sous un ciel étoilé « Minerval » signifiait exactement « élève de Minerve », et, avec cette classe, commençait l’initiation rituelle proprement dite. On recevait le néophyte la nuit, dans une chambre aux fenêtres hermétiquement closes, faiblement éclairée par trois lampes à huile, en présence de ses « parrains ». Il voyait alors devant lui, placée dans une position élevée, une corbeille ornée d’un ruban vert auquel pendait la médaille de « Minerval » sur laquelle était figurée une chouette tenant entre ses griffes un livre portant les initiales PMCV, abréviation de la phrase latine Per me caeci vident, « Grâce à moi, les aveugles voient ». Des questions et des réponses rituelles rappelaient les obligations de l’initié et sa volonté de « défendre la sagesse persécutée ». Après lui avoir fait renouveler ses vœux d’obéissance et de secret, les adeptes faisaient connaître au « Minerval » le signe secret de reconnaissance de son grade : tenir la main devant les yeux, comme si l’on était ébloui par la lumière. On lui communiquait alors les deux « mots de passe » de l’Ordre, dont l’un désignait le nom d’un homme et l’autre, celui d’un lieu. Le « Minerval » ne connaissait pas tous les membres de l’Ordre mais seulement ceux qui appartenaient à sa classe. Il devait tenir son journal quotidien selon des règles précises. Les mois de l’année, laquelle commençait le 21 mars, étaient désignés par les Illuminés sous des noms orientaux secrets : Pharavardin, Adarpahascht, Chardad, Thirmeh, Merdedmeh, Schaharimeh, Moharmeh, Abenmeh, Dimeh, Benmeh et Asphandar. La chambre des réunions était ornée d’un grand portrait de Minerve. On y voyait une pyramide. Devant le supérieur qui dirigeait les travaux, pendait un grand sceau représentant une chouette volant sous un ciel étoilé avec la légende QEQN, c’est-à-dire Quantum est quod nescimus, « Combien grand est ce que nous ignorons ». Un « censeur » installait les nouveaux initiés à leurs places et les travaux commençaient. Ils avaient le caractère de réunions académiques et chacun des assistants apportait ce qu’il avait jugé utile à l’Ordre. On lisait des passages des philosophes anciens, grecs ou romains, sur un thème moral ou social ou sur quelque autre aspect des sciences humaines. Celui qui dirigeait les travaux de la classe « minervale » était élu parmi celle des Illuminés proprement dits. Ce degré supérieur ne comprenait pas de cérémonies nombreuses. On rappelait à l’initié ses devoirs à l’égard des jeunes frères et l’on tenait compte seulement de ses progrès réels dans le savoir et dans la moralité pour l’appeler à de plus hautes fonctions. Cette division, relativement simple, en trois classes subsistait encore en 1779, trois ans après la fondation de l’Ordre par Weishaupt. On constate qu’il s’agissait alors d’une « Maison secrète de la Sagesse » bien plus que d’une société politique révolutionnaire. Cette expression, d’ailleurs, s’appliquerait d’autant mieux à l’illuminisme bavarois qu’elle évoque ici, non sans raison, la célèbre « Maison des Sciences » de la Grande Loge ismaélienne des Califes Fatimides et ses divers degrés d’initiation, embrassant toutes les directions du savoir humain. L’allusion symbolique à la Pyramide, lors de l’initiation du « Minerval », n’est pas moins transparente que la couleur verte du ruban qui soutient la médaille emblématique de l’initié. Sous l’influence de Knigge, on introduisit plusieurs degrés à l’intérieur des trois classes initiales : l’Illuminatus minor qui suivait le Minerval, précédé du Novice et du Préparatoire, ensemble qui constituait la « Pépinière » de l’Ordre. La deuxième classe était hiérarchisée selon les trois degrés de la Maçonnerie traditionnelle : Apprenti, Compagnon, Maître et selon deux degrés nouveaux : Illuminatus major et Illuminatus dirigens, le premier correspondant au « Novice écossais » et le second au « Chevalier écossais ». La troisième classe, seule, enseignait les « Mystères » proprements dits. Elle comptait, en principe, quatre degrés : « Prêtre » et « Régent », pour les mystères « mineurs » ; « Mage » et « Roi » pour les mystères « majeurs ». Le nouveau grade d’Illuminatus minor correspondait à l’enseignement de « l’art de gouverner les hommes afin de les diriger vers le bien et vers la lumière ». On y développait surtout les talents d’observation et le juste jugement du néophyte, ainsi que les moyens de persuader et de convaincre les esprits rebelles. Ce n’était qu’après une longue et minutieuse observation des défauts et des qualités de l’« Illuminé mineur » qu’il était élevé, peu à peu, aux grades supérieurs et qu’il pouvait ceindre le tablier vert de l’« Illuminé majeur ». À ce degré, il essayait de comprendre et d’appliquer la grande parole des Sages : « Connais-toi toi-même et tu connaîtras autrui, le monde et les dieux. » On apprenait à l’initié « qu’il n’y a aucune vérité à découvrir qui n’ait été déjà souvent dite, aucun devoir qui n’ait été déjà enseigné, et que le monde est encore ce qu’il a toujours été depuis mille ans, mais que cela vient de ce que le nombre des méchants s’oppose sans cesse aux efforts des hommes bons, justes et éclairés, lesquels sont une infime minorité par rapport aux précédents. Dans ces conditions, que faire ? Opposer la violence à la violence ? La tyrannie à la tyrannie ? Quel progrès réel peut-on attendre du désordre qui s’ajoute au désordre, de l’injustice qui accroît l’iniquité, du crime qui prétend punir le crime ? La vraie voie du salut n’est pas celle de la parole inutile ni de la vaine répression. Elle consiste à protéger, à favoriser et à récompenser la Sagesse ; elle doit constituer et soutenir les armées secrètes pacifiques et charitables des défenseurs de la liberté, de l’amour et de la paix. Telle était la pure source de la vraie religion chrétienne. Il fallait y revenir et rassembler une légion d’hommes infatigables, tous orientés vers le bien de leurs semblables. Cela n’exigeait aucune manifestation extérieure et visible mais une transformation silencieuse, permanente et cachée de l’ensemble des cœurs, des âmes et des sociétés 1 ». Cet enseignement, d’une haute moralité, se complétait, aux degrés supérieurs de l’initiation, par la révélation de l’« étoile flamboyante » que contemplait l’Illuminatus dirigens ou « Chevalier écossais de Saint-André » dont le tablier portait une croix verte. Enfin, l’adepte parvenu au seuil des mystères proprement dits, trouvait son couronnement dans l’initiation à la « Prêtrise » de l’Ordre des Illuminés. On lui bandait les yeux et on le conduisait en voiture au lieu choisi pour sa réception. Le chapeau sur la tête, un glaive nu à la main, il devait attendre longtemps devant une porte fermée. Enfin, sa patience était récompensée : les battants s’ouvraient et on le conduisait, encore aveugle, jusqu’à une salle préparée où il voyait de nouveau la lumière. Autour de lui, tout était baigné de rayons d’un pourpre magnifique. Au milieu de la pièce, sur une table, resplendissaient une couronne et un sceptre scintillant de pierreries, dans un écrin d’or. À côté, sur un coussin rouge était posée une simple robe blanche de prêtre. On laissait l’Illuminé libre de choisir entre les insignes de la dignité royale et cet humble vêtement. S’il tendait la main vers la couronne, un murmure réprobateur s’élevait parmi les maîtres : on jugeait le néophyte indigne de contempler les mystères. Mais si, méprisant l’or et le pouvoir, il leur préférait la robe du devoir et du sacrifice, alors il était reçu dans les plus hauts grades de l’Ordre, parmi ses chefs secrets. Les Illuminés et le pouvoir Tels furent l’histoire et les rites réels des Illuminés de Bavière, que nous révèle l’étude directe des documents d’archives secrètes et voici, sous la plume de leurs ennemis, comment on les présenta au public, pendant plus d’un siècle : « Pour le grade de Prêtre, l’Illuminé apprenait que la famille est la seule société, que la propriété tua l’égalité et la réunion des hommes, la liberté ; que tout homme, dans sa majorité, peut se gouverner luimême, et que lorsqu’une nation est majeure il n’est plus de raison de la tenir en tutelle ; que la formation des nations et des peuples brisa le grand lien de la nature et que le monde cessa d’être alors une grande famille. L’amour national prit la place de l’amour général ; du patriotisme naquit l’esprit de cité, le chauvinisme et la perte du bonheur des humains. Les sociétés secrètes répareront un jour tous ces maux. Les princes et les nations disparaîtront sans violence de la Terre pour y laisser régner seule la famille. « Après toutes ces belles explications, l’Illuminé était sacré Prêtre et couvert de ce fameux bonnet rouge qui devait bientôt, en France, devenir celui des Jacobins. « Quant aux deux derniers grades de Mage et d’Homme-Roi, l’Illuminé, pour se perfectionner dans cette pernicieuse doctrine, apprenait que toutes les religions sont fondées sur l’imposture et sur les chimères, que toutes finissent par rendre l’homme lâche, rampant et superstitieux, que tout, dans ce monde, est matériel, et que Dieu et le monde ne sont qu’une même chose. En résumé, il arrivait tout droit à l’athéisme. « Tels étaient les doctrines et les codes de cette dangereuse secte qui, par l’énergie de ses chefs, le nombre de ses adeptes, allait donner une nouvelle impulsion aux idées révolutionnaires, en se réunissant aux Francs-Maçons, aux Swedenborgiens, aux Martinistes et à toutes les sectes qui couvraient alors l’Europe 2. » Ces fables furent propagées par de prétendus historiens comme Barruel, de Luchet, Deschamps et par des centaines d’ouvrages allemands, anglais, autrichiens et italiens, pendant tout le XIXe siècle. À une époque relativement récente, ces accusations furent, de nouveau, reprises et orchestrées par la propagande catholique antimaçonnique, puis par les nazis eux-mêmes, notamment par Ludendorff et par Rosenberg qui y découvrirent non pas une influence « bavaroise », mais une preuve du « complot universel judéo-maçonnique ». Quand on connaît l’histoire véritable de l’illuminisme et, notamment, le fait qu’aucun Juif n’y était initié, on peut mesurer l’ignorance et la mauvaise foi dont témoignent ces délires d’interprétation. Il n’en est pas moins vrai que l’Ordre des Illuminés exerça une influence politique incontestable jusqu’en 1784. La fuite de Weishaupt après la dénonciation d’un ancien membre de la société, Joseph Utzschneider (1763-1840), conseiller à la Chambre aulique, la dispersion des affiliés et les poursuites qui furent exercées alors contre eux ne semblent pas avoir empêché le retour, sous le règne de Max-Joseph, de quelques hauts fonctionnaires appartenant à la secte et qui étaient tombés en disgrâce à l’époque de Charles Théodore. Montgelas, Fraunberg, Zwack, Seinsheim se virent confier des charges importantes. L’ex-Illuminé Montgelas, nommé « Musée » dans la secte, ne renia jamais ses anciennes opinions et il procéda aux réformes de l’État avec une énergie toute jacobine. Toutefois, on peut observer que Weishaupt n’obtint pas de Montgelas, en juin 1799, la pension qu’il demandait, alors que, les années suivantes, le gouvernement bavarois fit achever à ses frais les études des enfants de l’exilé qui eurent de brillantes carrières. Deux d’entre eux furent généraux ; le troisième, ministre de la Guerre et le quatrième, conseiller supérieur de l’administration des Mines et Salines. Enfin, en 1806, Weishaupt, nommé membre « étranger » de l’Académie des Sciences, reçut une pension qui, augmentée à diverses reprises, lui fut maintenue jusqu’à sa mort, en 1830. Selon un agent secret autrichien, Armbruster, en 1801, le gouvernement bavarois était occultement dirigé par les Illuminés et, à en croire l’historien Benjamin Fabre, dans son étude sur « Un initié des sociétés secrètes supérieures, “Franciscus Eques a capite galeato” » (probablement François de Chefdebien, 1753-1814), Weishaupt aurait été l’un des maîtres de la haute Maçonnerie encore en 18081809. Le grand spécialiste français de la Bavière napoléonienne, Marcel Dunan, signale, selon Lacour-Gayet et Dard, que « l’importance persistante de l’illuminisme se juge à la carrière du primat Dalberg et à celle du duc, son neveu, liée en cela à celle de Talleyrand en qui s’unissaient les influences les plus hautes de la maçonnerie et de l’“illuminisme bavarois” dont, par Mirabeau, le jeune abbé de Périgord avait été l’un des premiers adeptes français 3 ». Max Joseph, roi de Bavière, était franc-maçon (1756-1825). Il appartenait à la « Stricte Observance », sous le nom de « Chevalier à l’Aigle de Jupiter » (Eques ab Aquila Jovis) et il était président du « Directoire écossais » de Strasbourg depuis 1776, organisme lié au Grand Orient de France. Cela ne l’empêcha point de renouveler solennellement le 5 mars 1804 l’édit d’interdiction de toutes les sociétés secrètes promulgué le 4 novembre 1799 et qui exigeait de tout candidat à des fonctions publiques « l’engagement écrit de ne faire partie d’aucune d’elles ». L’Ordre maçonnique, interdit en Bavière, par un roi qui, selon une lettre du philosophe Franz von Baader, de 1819, s’était fait conférer, l’année précédente, à Strasbourg, un haut grade au « Directoire écossais », et par un ministre (Montgelas) qui était un ancien Illuminé, avait cependant des loges sous ce règne à Nuremberg et dans les margraviats d’Anspach, puis de Bayreuth. On peut remarquer aussi que Montgelas, en tant qu’Illuminé, était exclu de toute loge maçonnique allemande d’observance traditionnelle, ce qui suffit à montrer la complexité réelle et généralement insoupçonnée des problèmes posés par l’influence historique des sociétés secrètes. L’Ordre des Illuminés, théoriquement « en sommeil » depuis 17841785, fut « réveillé » en 1906, sur l’initiative d’un personnage bizarre, Théodore Reuss, né en 1855 à Augsbourg, et par les travaux d’un historien de grand mérite, Léopold Engel, le meilleur spécialiste de l’étude des théories de Weishaupt. Un bulletin de l’Ordre des Illuminés (Ordensanzeiger des Illuminatenordens) fut publié à Dresde avant la Première Guerre mondiale. En 1912, à Berlin, existait une loge « johannite » de l’« Ordre nouveau », nommée « Adam Weishaupt, à la Pyramide » et qui « travaillait » selon la constitution d’une « Grande Loge d’Illuminés-Francs-Maçons pour l’Allemagne ». Une autre loge : « Adam Weishaupt, à la Lumière sur le Rhin » avait été fondée à Cologne depuis 1910. Après la guerre, le mouvement de Léopold Engel émigra en Autriche où l’influence « johannite » a toujours été plus puissante qu’en Allemagne. Théodore Reuss, qui semble avoir semé la plus grande confusion en important en Allemagne de nombreux rites « irréguliers » venus d’Angleterre, poussait l’éclectisme jusqu’à mêler à ces divers systèmes des exercices de yoga tantrique et de magie sexuelle. En revanche, les recherches de Léopold Engel présentaient un sérieux intérêt. Pour en revenir à l’influence de l’illuminisme bavarois sur la Révolution française, disons qu’elle a été tantôt absolument niée, tantôt démesurément exagérée. Il est probable que les idées exposées en 1782, à l’important « Convent » de Wilhemsbad, près d’Hanau, ont eu quelque importance internationale sur le plan de l’organisation de la « Stricte Observance ». Mais, contrairement à ce que prétendent beaucoup d’historiens, la présence de l’Illuminé von Knigge à Wilhemsbad n’est mentionnée par aucun document. L’hypothèse d’un « complot maçonnique » contre la monarchie française ne résiste pas à l’examen. La plupart des initiés étaient partisans de réformes constitutionnelles mais nullement antimonarchistes. Ils souhaitaient, au contraire, pour la plupart, que le roi s’opposât vigoureusement à l’anarchie et à la sédition. Les loges françaises, à cette époque, comptaient de nombreux aristocrates et des membres du clergé. Pratiquement, les éléments populaires n’y exerçaient pas d’influence. La Révolution française, ce que l’on oublie trop souvent, n’a été prévue par personne. Comment, dans ces conditions, aurait-on pu la préparer ? En revanche, le « mythe révolutionnaire » s’est cherché, en quelque sorte, à travers des pensées raisonnables et des croyances nouvelles, souvent justes et modérées. Il a traversé inconsciemment de nombreux esprits et ses fantasmes ont précédé de fort loin le séisme qui bouleversa l’Europe. On en discerne les premiers signes, par exemple, chez les convulsionnaires jansénistes dont les visions et l’inspiration prophétique annoncent, par leurs curieux détails, des scènes qui se réaliseront cinquante ans plus tard. Nos conceptions chronologiques trop rigides nous empêchent souvent de discerner les structures souples, enchevêtrées et subtiles, du tissu vivant du temps, leurs résonances lointaines, leurs lacunes et leurs latences, leurs prolongements, leurs échanges analogiques. Le temps mythique coule parallèlement au temps historique, mais à un autre rythme. Ce que nous nommons des « événements » ne sont peut-être que de multiples avènements, intérieurs et obscurs, qui se renversent, soudain cristallisés et pris en masse, au grand jour. 1. Cf. Leopold Engel, Die Geschichte des Illuminaten Ordens, Berlin, 1906. 2. Cf. Le R. P. N. Deschamps, Les Sociétés secrètes et la société ou Philosophie de l’Histoire contemporaine, Avignon, 1874-1876, II, p. 242. – Cf. Abbé Barruel, Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme, Lyon, 1818. – Cf. Marquis de Luchet, Essai sur la secte des Illuminés, Paris, 1789. 3. Marcel Dunan, Napoléon et l’Allemagne. Le système continental et les débuts du royaume de Bavière, 1806-1810, Paris, 1942, p. 445. SECONDE PARTIE L’ILLUMINISME HITLÉRIEN 1 LES PLANS SECRETS PANGERMANISTES AVANT LA PREMIÈRE GUERRE MONDIALE Projets chimériques et réalité historique Vers 1894, à l’époque où le mouvement pangermaniste, développement moderne du « prussianisme » des Hohenzollern, commençait sa propagande, un ancien élève d’Albert Sorel à l’École des sciences politiques, André Chéradame, résolut d’entreprendre une tâche ardue et complexe à laquelle il consacra vingt-deux années de sa vie : l’étude du plan pangermaniste politique et militaire à l’échelle internationale. Afin d’en découvrir les plus lointaines ramifications, A. Chéradame n’hésita pas à poursuivre son enquête aux États-Unis, au Canada, au Japon, en Corée, en Chine, en Indochine et aux Indes anglaises, après avoir voyagé dans toute l’Europe et en Turquie, entrant en rapport avec quelques chefs d’État, des ministres en fonction, des chefs politiques, des diplomates français et étrangers, des attachés militaires, des journalistes, des commerçants et des industriels. En s’appuyant sur ces renseignements multiples pris aux sources les plus diverses et qui se recoupaient les uns les autres, cet historien publia, dès janvier 1898, des articles puis des livres sur l’immense danger que représentait ce plan pour la paix du monde. Comme à l’ordinaire dans ce genre de découvertes, une protestation indignée des pangermanistes d’outre-Rhin accueillit les thèses de ce spécialiste, malgré les preuves documentaires qui les soutenaient. Pourtant, un ouvrage paru en 1903, Le Chemin de fer de Bagdad, expliquait déjà fort clairement les structures de la coopération turco-allemande, sur laquelle d’autres travaux, annoncés en 1912 sous le titre La Fin de l’Empire ottoman, ne furent malheureusement pas publiés. Le 30 novembre 1912, A. Chéradame écrivait un article remarquable : « Entre la paix et la guerre », dans le journal La Défense nationale. Il y annonçait notamment que le gouvernement de la Russie, sous peine de perdre son prestige de grande puissance slave et en dépit de ses sentiments pacifiques, serait contraint de déclarer la guerre à l’Autriche-Hongrie, s’il advenait des troubles en Serbie, et qu’ensuite l’Allemagne entrerait, à son tour en ligne contre la Russie. « Mais, ajoutait-il, l’Allemagne ne peut pas laisser derrière elle la France armée et elle serait obligée d’attaquer la France en même temps et plus vigoureusement encore au début que la Russie. C’est là une vérité qu’il faudrait répandre chez nous dans tout le pays, afin qu’aucune surprise ne soit possible et qu’en dépit de l’attitude apparemment pacifique actuelle de Berlin, nous nous attendions, si les choses se gâtent, à être attaqués brusquement avec la plus grande violence. » En dépit de ces avertissements, l’agression allemande, on le sait, prit au dépourvu les Alliés. On connaissait les doctrines pangermanistes dans quelques milieux, mais l’on refusait de croire à l’existence d’un plan ayant pour but l’hégémonie allemande et la ruine de toutes les grandes puissances. On considérait ces projets comme de pures inventions. L’incrédulité, dans ce domaine, a joué un rôle considérable, comme, d’ailleurs, à propos de la seconde Guerre mondiale. Personne parmi les Alliés, à l’exception des Russes, n’attachait, en effet, de valeur « sérieuse » au témoignage de H. Rauschning sur les propos de Hitler. On devait constater, peu après, que l’auteur n’avait rien inventé et que son livre constituait une œuvre historique solidement fondée et un grave avertissement aux démocraties occidentales. Même après l’ouverture des hostilités, au cours de la première Guerre mondiale, les Alliés ne tinrent aucun compte du plan révélé par A. Chéradame et ils commirent dans les Balkans, aux Dardanelles et en Serbie, de lourdes erreurs qu’ils auraient pu éviter. Toutefois, il semble que les travaux de cet historien ne furent pas sans exercer quelque influence sur certaines conditions du traité de Versailles. L’Allemagne à la conquête du monde Il faut relire, encore à notre époque, ce que dit A. Chéradame de l’esprit même du « pangermanisme universel », car cette analyse éclaire des aspects obscurs de la seconde Guerre mondiale et même des événements contemporains qui ne semblent avoir aucun rapport avec elle. « Les Allemands, dit-il, sont des gens méthodiques. Leurs plans d’action, dans tous les domaines, reposent toujours sur une doctrine, vraie ou fausse, qu’ils se sont faite. En partant de cette conception, ils marchent ensuite avec une tenace résolution. » C’est au moins un fait qu’en 1895, un ouvrage édité par Thormann et Gœstch, à Berlin, intitulé Grossdeutschland und Mitteleuropa um das Jahr 1950 (« La Grande Allemagne et l’Europe centrale en 1950 »), traçait, près de cinquante ans à l’avance, le programme de colonisation européenne du nazisme : « Sans doute, des Allemands ne peupleront-ils pas seuls le nouvel Empire allemand ainsi constitué ; mais, seuls, ils gouverneront ; seuls, ils exerceront les droits politiques, serviront dans la marine et dans l’armée ; seuls, ils pourront acquérir la terre. Ils auront alors, comme au Moyen Âge, le sentiment d’être un peuple de maîtres ; toutefois, ils condescendront à ce que les travaux inférieurs soient exécutés par des étrangers soumis à leur domination » (p. 48). Ces faits et ces déclarations catégoriques, publiées sous l’égide de la puissante société pangermaniste l’Alldeutscher Verband, établissent assez clairement, semble-t-il, que le plan pangermaniste a pu trouver dans le racisme hitlérien une extension doctrinale dynamique, propre à lui concilier, en particulier, l’antisémitisme populaire, et un accord doctrinal avec ses principes, ses méthodes et ses buts. On est en droit de conclure qu’un tel plan, qui n’a pas été « enterré » par la première défaite de l’Allemagne, en 1918, ne l’a pas été, non plus, par sa seconde défaite, en 1945. Si un pays, entièrement ruiné par l’inflation et accablé par les dettes de guerre, a été capable de reconstituer en vingt ans la plus puissante armée du monde, que ne pourrait-on craindre, aujourd’hui, d’une nation prospère et qui se présente volontiers à ses amis américains comme le plus puissant rempart européen de l’« idéal démocratique occidental » contre le « péril communiste » ? En fait, le pangermanisme possède une supériorité considérable sur ses adversaires : il les connaît alors qu’ils l’ignorent parce qu’ils sont incapables d’imaginer ce qu’il leur réserve. Ce serait, en effet, une lourde erreur de croire qu’un plan de cette envergure (et qui a coûté d’énormes investissements depuis la fin du XIXe siècle) n’ait pas prévu de modifications stratégiques, dans le cas de situations nouvelles déterminées et étudiées longtemps à l’avance. Le passage d’une guerre nationale à une guerre raciale, par exemple, permet de déplacer le théâtre des opérations sans perdre vraiment le terrain conquis, lequel devient alors plutôt psychologique que militaire. Pour peu que l’on réfléchisse à l’extension prodigieuse de la puissance de destruction de l’armement depuis 1945, on en arrive à penser que les véritables vainqueurs d’un nouveau conflit seraient ceux qui auraient gagné la guerre, sans l’avoir faite – ou, en d’autres termes, les survivants. Il faut donc en inférer qu’un plan de survie, dans toutes les circonstances possibles, d’un noyau germanique fondamental, s’est imposé logiquement aux racistes hitlériens, à la fois en fonction de leurs doctrines et de leurs buts permanents d’hégémonie mondiale. On peut le nommer le plan de 1945. De la Manche au golfe Persique Il n’entre pas dans le propos du présent ouvrage d’exposer quelques hypothèses relatives à ce plan de survie. Toutefois, il n’est pas sans intérêt de connaître les étapes antérieures du plan pangermaniste, d’après les travaux de A. Chéradame. « Le plan pangermaniste a été établi sur ses bases fondamentales dès 1895 1. En 1898, eut lieu Fachoda qui semblait devoir creuser un abîme entre la France et l’Angleterre. En 1905, la Russie dut signer la paix avec le Japon après une longue guerre ayant vidé tous ses magasins militaires et par suite détruit pour longtemps, au profit de l’Allemagne, l’équilibre des forces en Europe. En 1909, le gouvernement de Vienne, à la faveur de l’ultimatum discret mais formel que Berlin adressa au Tsar, put réaliser l’annexion de la Bosnie et de l’Herzégovine, peuplées presque totalement de Serbes. Cette mainmise sur un énorme territoire slave constitua un succès considérable pour le germanisme. Le 3 novembre 1910, lors de l’entrevue de Potsdam, le Kaiser obtint du gouvernement du Tsar que la Russie abandonnât toute opposition à l’achèvement du chemin de fer de Bagdad. L’Angleterre et la France adoptèrent ensuite la même attitude à ce sujet. Le 1er juillet 1911, le Kaiser risque le « coup d’Agadir ». Celui-ci aboutit au traité franco-allemand du 4 novembre 1911, cédant à l’Allemagne 275 000 kilomètres carrés du Congo français, alors que cependant des hypothèses économiques extrêmement lourdes continuaient à peser sur le Maroc en faveur du commerce allemand. « Ces divers événements lésèrent profondément les intérêts de la France, de l’Angleterre et de la Russie, mais ces puissances préféraient consentir les plus pénibles sacrifices plutôt que de prendre l’effroyable responsabilité de déchaîner une guerre atroce sur l’Europe. Cette attitude fut interprétée bien à tort par les pangermanistes comme une preuve de faiblesse de ces trois puissances et de leur volonté de paix à tout prix. Les pangermanistes en conclurent que l’espoir des réalisations les plus énormes dans un avenir prochain leur était permis. C’est pourquoi le plan pangermaniste fondamental de 1895, considérablement remanié, devint le plan de 1911. « Ce plan de 1911 prévoyait en Europe et en Asie occidentale : « 1. L’établissement sous la direction de l’Allemagne d’une vaste confédération de l’Europe centrale comprenant, à l’ouest, la Hollande, la Belgique, le Luxembourg, la Suisse, les départements français situés au nord-est d’une ligne tirée du sud de Belfort à l’embouchure de la Somme. À l’est, le plan prévoyait la domination de la Pologne russe, des provinces baltes, des gouvernements de Kovno, Vilna et Grovno, et, au sud-est, l’Autriche-Hongrie. « Cette confédération devait ainsi grouper sous l’hégémonie immédiate de l’Allemagne 77 millions d’Allemands et 85 millions de non-Allemands. « 2. La subordination absolue à la Grande Confédération de l’Europe centrale, de tous les pays des Balkans réduits à l’état de satellites de Berlin, soit 22 millions de non-Allemands. « 3. La mainmise politique et militaire de l’Allemagne sur la Turquie qu’on s’efforcerait ensuite d’accroître de l’Égypte et de l’Iran. L’indépendance de la Turquie, d’ailleurs liée à l’Allemagne par un traité d’alliance militaire, eût subsisté en apparence. Elle eût permis de placer de nombreux fonctionnaires allemands à la tête de toutes les administrations ottomanes sous couleurde les réformer. Ainsi passait sous le protectorat étroit de l’Allemagne la Turquie avec ses 20 millions d’habitants non-Allemands, sans compter les dépendances : Égypte et Iran. « La Confédération germanique de l’Europe centrale devait former un immense Zollverein ou Union douanière. Des traités de commerce spéciaux imposés aux États balkaniques et à la Turquie asservie auraient eu pour résultat de réserver ces vastes régions exclusivement à la Grande Allemagne comme débouchés économiques. « En somme, le plan pangermaniste de 1911 se résume dans les quatre formules : Berlin-Calais ; Berlin-Riga ; Hambourg-Salonique ; Hambourg-Golfe Persique. « La réunion des trois groupements : Europe centrale, Balkans et Turquie, devait placer finalement sous l’influence prédominante de Berlin 204 millions d’habitants dont 127 eussent été obligés de subir la domination directe ou indirecte de 77 millions d’Allemands seulement. « Ce plan pangermaniste continental de 1911 devait être complété par des acquisitions coloniales considérables. « Guillaume II savait fort bien qu’un pareil programme ne pourrait devenir une réalité durable qu’à la suite de la disparition de toutes les grandes puissances. Le Kaiser, en établissant son plan pangermaniste, avait donc formellement résolu l’anéantissement de cinq grandes puissances. La disparition de l’Autriche-Hongrie était prévue par son absorption, déguisée par son entrée dans l’Union douanière allemande. L’anéantissement de la France et de la Russie devait résulter de la destruction totale de leurs forces militaires au moyen d’une guerre préventive foudroyante. La mise hors de cause de l’Angleterre devait se produire par l’effet d’une opération ultérieure qui fût devenue très aisée une fois la France et la Russie démembrées et réduites à une complète impuissance. Quant à l’Italie, destinée à devenir un simple État satellite, elle n’était pas considérée comme capable d’offrir la moindre résistance aux ambitions pangermanistes. « Le plan pangermaniste est fondé sur la connaissance très exacte, acquise par les Allemands au prix d’un travail intense, de tous les problèmes politiques, ethnographiques, économiques, sociaux, militaires et navals, non seulement de l’Europe, mais du monde entier. Or, ce travail formidable n’a pas été fait par la diplomatie officielle allemande : il a été effectué soit par des adhérents de l’Alldeutscher Verband ou Union pangermaniste, soit par des agents du service allemand secret, lequel a reçu un développement extraordinaire. Ce sont ces divers agents, rouages intermédiaires entre les espions classiques et les diplomates officiels – le baron de Schenk qui a opéré à Athènes en 1915-1916 est le type d’une catégorie de ces agents – qui ont étudié méthodiquement tous les problèmes-bases du plan pangermaniste, qui ont préparé les moyens de fausser l’opinion des neutres, de paralyser la révolte des Slaves de l’Autriche-Hongrie, de corrompre ceux des neutres (personnes ou journaux) qui pouvaient l’être, etc. Les rapports de ces multiples agents, une fois contrôlés et résumés, ont été envoyés à la fois à la Wilhelmstrasse, au grand état-major allemand – dont les opérations d’ensemble sont toujours combinées de façon à correspondre aussi bien aux nécessités politiques qu’aux nécessités militaires. » En ce qui concerne les rapports de ce plan avec l’Islam, il convient de rappeler que, le 8 novembre 1898, à Damas, Guillaume II prononça des paroles qui eurent alors le plus grand retentissement international : « Puisse Sa Majesté le Sultan, ainsi que les trois cents millions de mahométans qui vénèrent en lui leur Calife, être assurés que l’Empereur allemand est leur ami pour toujours ! » Grâce à ces flatteries au « Sultan rouge » Abdul-Hamid, Guillaume II obtint, le 27 novembre 1899, la première concession du chemin de fer de Bagdad. Bien qu’inachevé pendant la guerre de 1914-1918, il fut utilisé comme un instrument militaire offensif allemand contre la Russie et contre l’Angleterre. On voit ainsi que les rapports entre l’Islam et l’Allemagne ont toujours été très étroits, notamment avec l’Iran et avec l’Égypte. En effet, la ligne vitale du plan de 1911 passait par Hambourg, Vienne, Budapest, Belgrade, Sofia, Constantinople, Bagdad, d’où le nom qui la résume : « Hambourg-Golfe Persique ». Telle fut, brièvement résumée, la structure secrète du plan politique, économique et militaire du pangermanisme. 1. Le complot pangermaniste dénoncé par Chéradame et les aberrations nationalistes et racistes sur lesquelles il se fondait ne doivent pas nous faire oublier qu’à la même époque, en France, un mouvement semblable dans ses principes, sinon dans ses méthodes et ses buts, s’était déclenché. Il se trouvait alors des esprits comme Barrès pour définir la patrie par la Terre et les morts (formule mytho-politique de caractère germanique) ; et pour récuser l’intelligence de l’individu et sa liberté de jugement, en faisant de ses pensées le produit de « très anciennes dispositions physiologiques » (postulation déterministe pseudo-scientifique typique du mythe raciste) ; pour exalter la nation comme un ordre éternel et immuable, « où les efforts s’accordent comme si un plan avait été combiné par un cerveau supérieur » (argument messianique auquel le « comme si » n’enlève rien de sa valeur d’usage) et, bien entendu, pour affirmer sa « répugnance au judaïsme », fabuler sur la « conspiration franc-maçonne » et développer une véritable paranoïa à base de xénophobie. En fait, l’opposition des pangermanistes et des revanchards français de l’époque ne doit pas nous abuser. Ce sont là les deux faces d’un même mythe qui s’affrontent. Au reste, la psychose nationaliste, entre les deux guerres, révéla, en France, son extrême ambiguïté. On en prendra pour preuve la fascination que le nazisme exerça sur des esprits comme Brasillach, Drieu ou Maurras. 2 LA « GNOSE RACISTE » ET L’« ORDRE DES GERMAINS » La race caucasique contre la race sémitique L’antisémitisme a été le ressort du nazisme, l’essence de l’idéologie hitlérienne, l’arme de choix des dirigeants politiques, industriels et militaires du IIIe Reich, le levier principal de la propagande du national-socialisme ; il souleva le fanatisme des classes moyennes dont le racisme, antérieur à la première Guerre mondiale, s’était exaspéré après la honte de la défaite, la misère de l’inflation, entre 1921 et 1924, et un chômage sans précédent. Ce blocage de l’économie, augmentant à une rapidité vertigineuse après le grand krach boursier de New York du 24 octobre 1929, paralysa, en 1932, six millions de travailleurs, tandis que la production, dans certains domaines, diminuait, en trois ans, de 70 % et que l’encaisse-or de la Reichsbank tombait, entre 1930 et 1931, à moins de la moitié de sa valeur initiale. Aucune démocratie au monde n’aurait pu résister à une catastrophe de cette ampleur. Le gouvernement de von Papen, mis en minorité le 12 septembre 1932, vit se prononcer contre lui cinq cent treize voix sur cinq cent quarante-cinq votants. Dans ces conditions, l’antisémitisme, confondu avec l’opposition au marxisme, était aussi un moyen de détourner la colère populaire et de sauver la grande industrie. Cependant cette application évidente du racisme à la protection des privilèges capitalistes ne suffit pas à expliquer les crimes de l’antisémitisme nazi. Les hautes sphères allemandes ont utilisé le fanatisme raciste ; elles ne l’ont pas créé. Le petit-bourgeois allemand était déjà, en 1893, assez antisémite pour se prononcer nettement dans ce sens aux élections, mais son racisme, à cette époque, témoignait plutôt de préjugés confessionnels qu’exprimaient alors, par exemple, des personnalités comme l’historien Treitschke ou le pasteur Stœcker. La loi prussienne d’émancipation, en 1869, avait augmenté sensiblement la minorité juive mais l’on n’en demandait point la révocation. Il s’agissait là d’un antisémitisme analogue à celui d’une partie de la bourgeoisie française, lors de l’affaire Dreyfus, principalement patriotique et nationaliste, mais que l’on doit distinguer du racisme que répandit en Allemagne principalement l’ouvrage de Houston Stewart Chamberlain : « Les Assises du XIXe siècle. » Sous cette forme, ce n’était plus un phénomène politique mais un mouvement mystique, une gnose raciste, à laquelle répondait, par exemple, la religion du Sang et du « nouveau Graal », déjà préfigurée par le « Parsifal » de Wagner. En France, beaucoup d’historiens n’ont pas assez remarqué ces différences qui séparent l’œuvre de Gobineau, trop souvent citée sans être vraiment connue, d’un ouvrage d’une portée bien plus profonde et généralement ignoré : Théologie cosmogonique ou Reconstitution de l’ancienne et primitive Loi, de Daniel Ramée, livre publié en 1853 et qui joua un rôle important dans certains cercles ésotériques d’architectes et d’artistes, français et allemands. L’auteur y expose toute une théologie gouvernementale fondée sur la supériorité de l’homme de la « race caucasique » (celte, franque, germanique, anglaise et américaine) sur la « race sémitique méditerranéenne », « race d’iniquité » qui « opprime le peuple » sous « la tyrannie de l’intérêt et de la cupidité ». Ramée reproche aux révolutionnaires de 1848 de n’avoir pas compris la synthèse sociale nouvelle et les formes qu’elle devait prendre, d’être partis de « l’idée juive de l’individu » et d’avoir commis l’erreur de « se débattre toujours avec des réminiscences chrétiennes, à leur insu même », lesquelles ont abouti à des « idées socialistes irréalisables ». Aussi faut-il en revenir à la « haute science », aux « traditions de l’antiquité grecque » et du paganisme. Il faudrait consacrer une étude particulière à l’œuvre de Ramée et, notamment, la comparer à de nombreux passages de Mein Kampf, où l’on trouve de singulières ressemblances avec elle, allant parfois jusqu’à la répétition des mêmes formules. Cela est d’autant plus remarquable que, selon toute vraisemblance, Hitler ignorait ce livre. En revanche, il n’est pas exclu que des sociétés secrètes racistes, notamment dans les milieux d’artistes et d’architectes autrichiens, eussent connu ces théories sociales et cosmologiques, élaborées à partir d’un ésotérisme pseudo-pythagoricien. Une démonologie commode Un trait caractéristique de la pensée de Ramée, par exemple, consiste dans l’étroite liaison qu’elle impose entre la réforme des institutions et le racisme, entre la lutte contre la bourgeoisie (qui s’est toujours élevée « contre l’intérêt général » et dont la nature « trafiquante aux dépens des principes de vertu, d’amour du bien et du beau » se rapproche de celle de la « race sémitique » et « se transmet par le sang ») et la nécessité d’une idéologie raciste, hors de laquelle « l’Europe ne peut accomplir sa synthèse sociale ». Dans celle-ci, c’est la loi qui doit lier l’homme et devenir « claire comme l’axiome ». Elle se propose de faire cesser « une égalité absurde » entre les talents et de rétablir une « aristocratie de capacité », semblable à celle que l’on observe dans la nature, selon les fonctions toujours diverses des nombres, des règnes et des astres. « L’univers physique et ses lois sont la ville et le code de la cité divine ; de même, le gouvernement et l’administration de la famille domestique sont le type, le modèle en petit, de ceux de l’État. » On en peut déduire que Dieu étant « le Père de l’univers », le chef de l’État, à l’image du divin, doit être le « Père » et le « Dieu » de l’État. Les liens du même sang et du même nom constituant les familles sont aussi les principes de ceux de la communauté nationale. C’est aux « natures fortes » qu’il appartient de faire enfin régner l’ordre dans le chaos social de l’Europe. Ces indications suffisent à établir que la « gnose raciste » fut en partie formulée, dès le milieu du XIXe siècle, par Daniel Ramée dans son programme politique et social, de façon bien plus précise que par Gobineau. Elle apparaît ainsi directement comme une conséquence déviée et, pour ainsi dire, comme une variété aberrante de la mythopolitique révolutionnaire de 1848. Historiquement, il est assez significatif de voir naître à la même époque le marxisme et la première forme du racisme politique. On y discerne alors aisément des caractères « messianiques » et « illuministes 1 » qui seront ensuite plus ou moins recouverts par le rationalisme « scientiste » de la fin du XIXe siècle, en ce qui se rapporte au marxisme, et par le darwinisme, quant au racisme. Edmond Vermeil 2 a remarqué avec beaucoup de pénétration, à propos du racisme nazi de Rosenberg, l’auteur du célèbre Mythe du e XX siècle, qu’il s’agit d’une « idéologie citadine, séparée des Églises par son antichristianisme radical, entretenu par des mécontents, des déracinés », et qui « transpose les catégories sociologiques en catégories biologiques. Elle réussit ainsi à “déshistorier” l’histoire ellemême, à la priver de son véritable contenu 3 ». C’est, en effet, dans les milieux sociaux des grandes villes, dans leurs agglomérations concentrationnaires que le racisme naît et se développe à la faveur de conflits entre des styles de vie, des habitudes et des comportements de groupes déracinés, souvent aussi misérables les uns que les autres. Leur haine mutuelle est parfois l’expression d’un même désespoir, d’une même horreur de la condition sociale qui leur est faite et du ressentiment où les plonge le mépris de leurs semblables. En les accusant, ils croient expliquer leur sort ; en les rejetant, ils se sentent plus intimement solidaires de leurs propres groupes qui communient dans la même violence, les mêmes injures, les mêmes thèmes de persécution. Le racisme reconstitue ainsi une fausse communauté dans le mal, en l’absence d’une véritable, dans le bien. Il donne, aux moindres frais intellectuels, l’illusion d’une interprétation immédiate et claire du malheur et de l’injustice, du chômage et de la faim, du désarroi et des humiliations. Il reconstitue une démonologie commode, une vision du bien et du mal, à la portée de tous les esprits. Aussi l’antisémitisme était-il le plus efficace des arguments démagogiques dans une Allemagne populaire, volontiers manichéenne, et qui éprouvait, jusqu’à l’angoisse, le besoin de trouver une cause aisément déchiffrable à l’étendue incompréhensible de sa misère, de ses désastres et de ses ruines. L’étrange activité de von Sebottendorff On ne doit pas confondre cependant cet antisémitisme populaire avec la « gnose raciste » des dirigeants nazis. Pour eux, la religion du « sang aryen » était la base d’une « nouvelle noblesse » à laquelle aspiraient spontanément des hommes dont la plupart n’avaient pas d’ancêtres et qui, selon un trait caractéristique de la basse bourgeoisie, rêvaient obscurément de devenir enfin des « aristocrates ». L’idéologie hitlérienne fut assez habile pour distinguer la communauté du parti nazi des communautés nationales et religieuses allemandes ordinaires. En affranchissant ses membres des lois de la moralité réservée à la plèbe, elle les « déconditionnait » systématiquement des réflexes de leur éducation humaniste, considérée comme « judéo-chrétienne » et « dévirilisante ». Le programme « contre-initiatique » de la « gnose raciste » fut exposé, bien avant sa réalisation, par le fondateur et l’animateur de la célèbre Thule-Gesellschaft, le baron Rudolf von Sebottendorff, lequel revendiqua hautement, sans être démenti, dans son ouvrage Bevor Hitler kam (« Avant que Hitler ne vînt »), publié à Munich en 1933, « d’avoir semé ce que le Führer avait fait lever ». Cette prétention semble justifiée si l’on s’en rapporte aux indications données par W. Maser en 1966, dans Hitlers Mein Kampf : « Le 7 mars 1918, le Munichois Anton Drexler, serrurier aux chemins de fer (1884-1942), créa à Munich ce qu’il appelait un comité libre des travailleurs pour une paix juste, section munichoise du comité antisémite des travailleurs pour une paix allemande qui existait à Brême depuis août 1916… Le 2 octobre 1918 eut lieu à Munich, salle Wagner, la première manifestation publique de ce comité… En août 1918 avait été fondée l’association Thulé, groupement antisémite d’extrême droite, sur l’initiative du baron Rudolf von Sebottendorff… Harrer avait été chargé par la ThuleGesellschaft de se rendre à la réunion organisée le 2 octobre 1918 par Drexler. Le 5 janvier 1919, Anton Drexler et le chauffeur de locomotives Michael Lotter fondèrent le parti ouvrier allemand (DAP) … Drexler et Harrer, un ouvrier et un journaliste dirigé par une organisation bourgeoise relativement petite mais puissante, représentèrent les organisations d’extrême droite jusqu’à l’apparition de Hitler… À partir de la fin juillet 1921, il n’y eut plus au NSDAP (tel était le nom du DAP depuis le printemps 1920) qu’un chef à l’autorité de dictateur : Adolf Hitler 4. » Il est donc établi, n’en déplaise à certains historiens, que le parti national-socialiste, le NSDAP, a été une modification du D.A.P. dans lequel Harrer était le délégué de la Thule-Gesellschaft. Il n’est pas moins certain que quinze ans après ces événements, sous le régime nazi, le témoignage de Rudolf von Sebottendorff n’a pas été démenti. Dans ces conditions, pourquoi n’a-t-on pas reproduit depuis vingtcinq ans un document historique aussi révélateur ? Pourquoi laisse-ton dans l’ombre Sebottendorff dans les ouvrages consacrés au nationalsocialisme ? Pourquoi fait-on circuler tant de fables sur la Thule-Gesellschaft, alors que l’on peut les démentir toutes, les preuves en main ? Certes, ce livre est introuvable ; j’ai été dans l’obligation pour le consulter de me rendre en Allemagne, où même l’« Institut pour l’histoire contemporaine » de Munich n’en possède aucun exemplaire. C’est à W. Maser que l’on doit au moins d’avoir très brièvement attiré l’attention sur l’étrange activité de Rudolf von Sebottendorff, sur ses ressources financières, d’origine inconnue, et sur son rôle dans les premiers temps du national-socialisme. Voici ce passage, assez révélateur : « La Thule-Gesellschaft, organisation clandestine de l’“Ordre des Germains” (Germanenorden) fondé en 1912 et dont le baron Rudolf von Sebottendorff était le chef de la “province” bavaroise dès janvier 1918, propageait la nouvelle formule pour le temps présent : “Maintenant, nous voulons dire que le Juif est l’ennemi mortel, à partir d’aujourd’hui, nous allons agir !…” Sebottendorff, né en Saxe en 1875, avait voyagé avant la Première Guerre mondiale dans le Proche-Orient où il avait été adopté par le baron dont il portait le nom. Pendant la guerre balkanique de 1912-1913, il avait joué un rôle important comme dirigeant du Croissant rouge turc et il avait été élevé, sous la protection d’un marchand juif nommé Termudi, à la maîtrise de l’“Ordre du Rosaire” (Rosenkranz Orden). Il était rentré en Allemagne avec beaucoup d’argent de sources inconnues (mit viel Geld aus unbekannten Quellen), en 1917 5. » Ces précisions offrent d’autant plus d’intérêt que la Turquie, à cette époque, était le centre de toute une activité souterraine où des crédits énormes de l’État-Major allemand avaient été investis. J’en donne, en annexe, des preuves encore inconnues et qui viennent d’être découvertes par l’historien Nöll von der Nahmer et publiées dans son ouvrage Bismarcks Reptilienfonds (« Les Fonds secrets de Bismarck »). Il n’est pas exclu que Sebottendorff ait eu quelque part à cette « manne » clandestine. Ce personnage que W. Maser juge aussi fort mystérieux (geheimnisumwitterte), était capable de tout. Ne menaçait-il pas le président de la police munichoise, au cas où il oserait toucher à un membre de la Thule-Gesellschaft, de faire prendre « par ses gens » n’importe quel Juif et de le traîner dans les rues en prétendant qu’il avait volé une hostie ? « Alors, Monsieur le président, vous aurez un pogrom qui vous balaiera également ! » À partir de novembre 1918, la Thule-Gesellschaft fut le centre munichois de multiples activités racistes et nationalistes. Là se constitua le parti national-libéral de Hans Dahn ; là se rencontraient les pangermanistes de l’éditeur Lehmann, les membres de l’Association allemande des écoles de Rohmeder, les « Compagnons itinérants » (Fahrenden Gesellen), de l’« Union du Marteau » (Hammerbund) dont le membre le plus actif était Dannehl ; là Gottfried Feder, que rencontra Hitler après la « révolution rouge » communiste, exposa pour la première fois ses théories économiques qui furent les bases du programme du parti national-socialiste. Le chef des pangermanistes bavarois, Lehmann, joua un rôle important dans ces réunions qui se tenaient dans le célèbre hôtel de Munich des frères Walterspiel, « Les Quatre-Saisons » (VierJahreszeiten). On y voyait aussi W. Daumenlang qui y fonda une société d’héraldique et de recherches généalogiques, J. Herring et son cercle d’études du « droit allemand » aux travaux duquel fut associé, dès novembre 1919, Hans Frank, l’un des futurs dirigeants du parti national-socialiste, jugé et pendu à Nuremberg, comme criminel de guerre. Enfin, depuis juin 1918, le journal L’Observateur munichois devenu ultérieurement « populaire » et célèbre sous le nom de Völkischer Beobachter, dans toute l’Allemagne nazie, avait été acheté par Sebottendorff et par la Thule-Gesellschaft, principalement représentée par Feder, Heuss et Gutberlet. Il importe, à propos de ce journal, de signaler que lorsqu’il fut vendu 120 000 marks aux nazis, Dietrich Eckart, le « maître spirituel » d’Adolf Hitler, s’adressa, par l’intermédiaire de Röhm et de Mayrs, au général von Epp qui obtint un crédit spécial de la Reichswehr, d’un montant de 60 000 marks. Toutefois, les nombreuses activités extérieures de la ThuleGesellschaft voilaient des préoccupations d’ordre ésotérique et dont le plus juste moyen de donner quelque aperçu, demeure d’analyser les propos les plus significatifs de Sebottendorff lui-même. Les Don Quichotte de l’antisémitisme Dans son ouvrage, Bevor Hitler kam, l’animateur de la Thule rappelle quelles furent les sources de l’antisémitisme et il interprète, bien entendu, l’histoire d’Israël, de la façon la plus tendancieuse qui soit. En revanche, les précisions qu’il apporte sur les sociétés secrètes racistes méritent un attentif examen. Sebottendorff rend hommage, d’abord, au « vieux maître » de l’« Union du Marteau » (Hammerbund), Theodor Fritsch, lequel éditait, à Leipzig, une revue portant ce nom et dont les lecteurs formaient une association raciste influente. T. Fritsch (1852-1933) publia un livre qui, en 1943, comptait 48 éditions et dont la vente atteignit près de 300 000 exemplaires : le « Manuel de la question juive » (Handbuch der Judenfrage). On considérait T. Fritsch comme « le créateur de l’antisémitisme pratique » pour le distinguer de théoriciens comme Lagarde, Dühring, Liebermann, Böckel et Stoecker. Fils de paysan, T. Fritsch était ingénieur-constructeur de moulins. L’antisémitisme fut son « roman de chevalerie » et il se perdit dans ses interprétations délirantes des « géants redoutables » de la « Juiverie internationale » avec la même passion aveugle que son confrère errant Don Quichotte. Il faudrait analyser de plus près la mentalité de ce genre de doctrinaires antisémites, le plus souvent inconscients des conséquences effroyables de leurs rêveries et de l’influence qu’elles peuvent exercer sur les esprits faibles. Le portrait de T. Fritsch est assez révélateur. L’œil gauche, anormalement inquisiteur, évoque une perpétuelle angoisse policière, mais l’œil droit, en revanche, est d’une désarmante naïveté. Cette dissymétrie totale du visage marque souvent les fanatiques. R. Guénon y voyait un signe prédisposant à la « contre-initiation », comme tout déséquilibre intérieur. On peut aussi interpréter le « double visage » de T. Fritsch comme l’indice d’un profond conflit névrotique. Le respect avec lequel Sebottendorff parle du « vieux maître » s’explique par l’influence de Fritsch sur les théories du Germanenorden, l’« Ordre des Germains ». Cette société secrète, fondée en 1912, avait convoqué, trois mois avant la première Guerre mondiale, le ban et l’arrière-ban de tous les groupements antisémites allemands, depuis la « loge » antisémite de Magdebourg, mentionnée par Sebottendorff en ces termes, jusqu’au « Cercle » (Kreis) berlinois « pour la lutte contre l’arrogance de la juiverie » en passant par des dizaines d’autres associations de ce genre. Ce congrès antisémite fixa dans le Harz le lieu de sa première assemblée à Thale, en mai 1914. Sebottendorff ajoute à ce sujet : « Les militants du Germanenorden formèrent là une alliance secrète, la première loge antisémite, destinée à s’opposer en tant que société secrète consciente à l’alliance secrète juive. » Pour comprendre cette dernière expression que n’explique pas Sebottendorff, il faut savoir qu’il s’agit ici des B’nai B’rith, les « Fils de l’Alliance », ordre fondé en 1843 à New York et qui n’admet parmi ses membres que des Israélites et se propose la défense des intérêts, de la morale et de l’esprit des communautés juives. Les B’nai B’rith furent réorganisés en 1869. L’« Ordre des Fils de l’Alliance » s’établit en Allemagne en 1882 puis en d’autres pays européens, où se créèrent des « Grandes Loges de District ». À cette époque, les tendances de la Maçonnerie prussienne étaient encore marquées par son refus d’admettre les Juifs dans les initiations. Précédemment, de vives controverses avaient opposé les loges anglaises aux allemandes qui défendaient même aux Juifs d’assister comme « visiteurs » à leurs travaux. En 1874, la Loge des « Trois Globes » admit ce dernier droit mais rejeta l’admission des Juifs ; cette même décision fut prise en 1876, ce qui entraîna, d’ailleurs, le départ du grand maître national des « Trois Globes », le général von Etzel (1808-1888), lequel soutenait le principe de l’admission de « non-chrétiens ». En d’autres termes, avant la guerre de 1914, les « Grandes Loges vieilles-prussiennes » reconnaissaient toutes le « droit de visite » des Juifs mais ni « les Trois Globes » ni la Grande Loge provinciale n’acceptaient de les initier. En revanche, les loges « humanitaires » avaient des membres israélites. On peut penser que les B’nai B’rith eurent pour rôle de soutenir leurs coreligionnaires attaqués ; toutefois, leurs buts, principalement philanthropiques, présentaient peu de rapports avec ceux de la Maçonnerie, en dépit des légendes créées et propagées par leurs adversaires. Croix gammée et dieu Wotan L’« Ordre des Germains » auquel E. Lenhoff donne le titre d’« Alliance pour le Devoir de l’Art originel allemand et pour la Connaissance » et qui, selon ce même spécialiste, avait pour insigne la croix gammée 6 était donc, depuis 1912, une société secrète raciste et « consciente d’être telle », selon le témoignage de Sebottendorff luimême. Comme, d’une part, la Thule-Gesellschaft était la Grande Loge « provinciale » bavaroise de cet Ordre et que, d’autre part, selon le document reproduit ci-après et extrait du livre de Rudolf Schricker 7, la croix gammée figure avec le nom de la Thule-Gesellschaft en 1919, alors que Hitler ne créa le NSDAP qu’au printemps de 1920 et n’en prit la direction qu’en 1921, il est assez évident que, contrairement à des propos rapportés par de nombreux historiens, la croix gammée n’a nullement été « inventée » par Hitler d’après des « souvenirs d’enfance » de Lambach. L’ancien « chef de la propagande » de la « commission de travail » du vieux « D.A.P. » de Drexler et Harrer, émanation de la « Thulé », s’est borné à reproduire le symbole d’une société secrète raciste, l’« Ordre des Germains », de même qu’il a emprunté la salutation : « Sieg heil ! », à la « Thulé », selon le témoignage même de Sebottendorff. Quelles étaient les directives du Germanenorden en mai 1914 ? « 1° L’Ordre n’acceptait comme membre qu’un Allemand capable de prouver la pureté de son sang jusqu’à la troisième génération. Les femmes n’étaient admises que dans le “grade d’amitié” (Freundschaftsgrad) et devaient n’avoir de relations conjugales qu’avec un Allemand “de sang pur”. « 2° Une importance spéciale devait être attachée à la propagande raciste. Il fallait appliquer à l’homme les expériences que l’on avait faites dans le règne végétal et animal et l’on devait montrer que la cause fondamentale de toute maladie et de toute misère consistait dans le mélange des races 8. » D’autre part, Sebottendorff nous apprend que les principes du pangermanisme devaient, selon les décisions du Germanenorden, préparer la voie à la « fusion des peuples de sang germanique » et que la lutte « contre tout ce qu’il y avait d’international et de juif dans l’Allemand devait être poursuivie avec la dernière énergie ». La direction suprême de l’Ordre se trouvait à Berlin. Des « provinces » furent créées ; des « loges » racistes furent installées dans toutes les villes importantes. À la veille de la guerre de 1914, selon Sebottendorff, l’Ordre comptait plus de cent loges et plusieurs milliers de membres. Le comité des dirigeants se composait des chefs des divers groupes. L’organisation était secrète et ne se manifestait à l’extérieur que par l’intermédiaire de Stauff, à Grosslichterfelde, et de Pohl, à Magdebourg. Pendant le premier conflit mondial, l’Ordre se dispersa ; les « loges » racistes cessèrent leurs activités qu’elles reprirent seulement le 25 décembre 1917, date de leur assemblée générale. Il y fut décidé que Sebottendorff s’engagerait à financer deux publications : « Les Nouvelles générales de l’Ordre », pour les initiés, « Les Runes », pour le « grade d’amitié », et qu’il serait chargé de la « province » bavaroise de l’Ordre. « Ce choix fut important, ajoute l’auteur, car la Bavière est devenue ainsi le berceau du mouvement national-socialiste. » Dans le Nord de l’Allemagne, le Germanenorden progressait plus lentement qu’au Sud. Sebottendorff prit contact à Munich avec un « frère de l’Ordre des Germains », Walter Nauhaus, disciple du professeur Wacherle, qui se chargea des mouvements de « jeunes ». Les trois premiers membres de la « Thulé » furent Georg Gaubatz, un ornithologue, le conseiller Rohmeder, de l’Association allemande des écoles, et Johannes Hering, un juriste. Les candidats à la réception dans la Thule-Gesellschaft recevaient un prospectus, sur lequel figuraient une croix gammée et un symbole du dieu Wotan ; on leur adressait un questionnaire et l’on procédait à une enquête. Si les résultats étaient satisfaisants, après une période probatoire, ils étaient reçus dans le « grade d’amitié ». Ils devaient prêter un serment solennel et jurer une fidélité absolue au maître de l’Ordre. L’initiation consistait en une représentation symbolique du voyage de retour de « l’Aryen égaré au foyer sacré allemand ». Les femmes et les jeunes filles pouvaient être admises à ce premier degré de l’initiation. Ce fut Nauhaus qui proposa de nommer l’association ThuleGesellschaft. Sebottendorff fut séduit par l’effet mystérieux de ce nom, avoue-t-il, mais aussi parce qu’il « dit aussitôt à l’initié de quoi il s’agissait ». Comme Sebottendorff ne donne aucune explication sur ce point, il est nécessaire de l’éclairer. On peut penser, bien entendu, à une « symbolique nordique et polaire », mais la vérité est bien plus simple. L’« initié » raciste n’ignorait point le « grand rassemblement » du 2 mai 1914 du Germanenorden, dans le Harz. Or le nom du lieu, Thale, est évidemment un « signe de ralliement », un « mot de passe » qu’évoquait celui de Thule. La « Thulé » à la recherche d’un Führer Pour la cérémonie d’inauguration, à Munich, des locaux nouveaux de la « Thulé », les dirigeants du Germanenorden, en août 1918, vinrent spécialement de Berlin. Sebottendorff fut élevé à la « maîtrise » ; la « loge » bavaroise reçut des pouvoirs capitulaires et fut « régularisée » par sa première « tenue rituelle ». La semaine suivante, on inaugura la « loge » Nauhaus. Dès lors, le troisième samedi du mois fut consacré à l’installation de nouvelles « loges » et l’on décida de tenir les conférences le samedi, qui, comme chacun sait, est protégé astrologiquement par Saturne, dont on pourra comparer le signe symbolique avec la signature même d’Adolf Hitler. Ces faits sont d’autant plus significatifs que Sebottendorff était l’un des meilleurs astrologues de son époque et que l’on connaît de lui une étude importante sur la magie. Un certain « maître Griehl » aurait été chargé de la décoration des « loges ». Tous les membres portaient l’insigne en bronze de la ThuleGesellschaft, fabriqué par la firme Ecklöh à Lüdenscheid, et qui représentait la croix gammée traversée par deux lances. Le prototype en aurait été une croix figurant sur une hache trouvée en Silésie. Les « sœurs » de la société portaient une simple croix gammée en or. Au 1er novembre 1918, le Germanenorden comptait 1 500 membres en Bavière et 250, environ, à Munich. Un article du 9 novembre 1918, dans l’Observateur de Munich, mérite d’être signalé car il indique clairement que la « Thulé » soutient la monarchie, tout en lui reprochant son « enjuivement » et qu’elle proclame déjà la nécessité du chef (der Führer notwendig) à une époque où Hitler n’avait pas encore quitté l’hôpital de Pasewalk où, jusqu’en octobre 1918, il ne savait pas encore s’il s’orienterait vers l’architecture ou vers la politique. Le samedi 9 novembre 1918, Sebottendorff, dans un discours à ses « frères et sœurs », annonce l’époque du « combat décisif » contre la race juive. « J’ai l’intention d’engager la “Thulé” dans ce combat, dit-il, aussi longtemps que je tiendrai le marteau de fer… J’en fais le serment sur cette croix gammée, sur ce signe qui nous est sacré, afin que tu l’entendes, ô Soleil triomphant, et je tiendrai ma fidélité à votre égard. Ayez confiance en moi, comme j’ai confiance en vous !… Notre dieu est le Père du combat et sa rune est celle de l’Aigle… qui est le symbole des Aryens. Aussi, pour marquer la faculté de combustion spontanée de l’Aigle, on le représenta en rouge… Tel est notre symbole, l’Aigle rouge qui nous rappelle qu’il nous faut passer par la mort pour pouvoir revivre ! » Ne croirait-on pas entendre, dès 1918, le sauvage chant de marche de la SS : C’est la SS qui marche en pays rouge, Chantant un chant de démon… Que le monde entier nous maudisse, Ou bien qu’on salue notre sang ! Nous sommes les premiers à la fête… Toujours debout, au premier rang. C’est là que le diable aime rire… C’est la SS qui marche en pays rouge 9… Une catastrophe spirituelle Le Germanenorden, le 25 novembre 1918, sous l’influence de la direction secrète suprême de Berlin, publia dans le bulletin intérieur des « loges » racistes (Allgemeinen Orden-Nachrichten, no 15, Julmond der Einbulwinter 1918-1919) un document d’une importance historique telle que l’on s’étonne de ne l’avoir vu citer par aucun spécialiste. Cet appel « au peuple allemand » (An das deutsche Volk !) prouve, en effet, de façon incontestable, que le parti nationalsocialiste et la révolution nazie ne sont pas totalement explicables par le génie démagogique d’Adolf Hitler, ni par les événements économiques ni par les structures sociales : La guerre mondiale, les bouleversements et les soulèvements sont derrière nous ! Nous sommes passés par la détresse, le sang et l’humiliation et pourtant tout reste comme auparavant et risque même de devenir pire. Seule la forme du gouvernement a changé, mais le capitalisme et le judaïsme lèveront la tête plus haut que jamais sous la démocratie. Demain comme hier, Peuple allemand, tu seras pressuré, exploité et condamné aux travaux et aux peines. D’où vient cela et cela doit-il toujours demeurer ainsi ? La raison de l’échec réside en ceci, que la lutte contre les deux puissances du judaïsme et du capitalisme fut jusqu’à présent conduite séparément. Toutes deux sont intimement liées. La social-démocratie ne mène qu’un combat apparent contre le capitalisme, car ses chefs sont des Juifs et des capitalistes ! Mais ceux qui connaissent les Juifs combattent le judaïsme en pure perte, parce qu’ils sont sur le terrain de l’ordre (Staatsordnung) capitaliste et, ainsi, les deux fronts devaient s’effondrer. Pour apporter du changement et enfin donner au peuple allemand la liberté réelle, il faut constituer un parti allemand socialiste, de race allemande (Deutschvölkisch) et socialiste. Lasalle, le fondateur de la social-démocratie allemande devait, en tant que Juif, connaître ses congénères quand il disait : « Un mouvement populaire doit rester pur de capitalistes et de Juifs, car là où ceux-ci prennent un rôle de dirigeants et de chefs, là aussi ils poursuivent des buts personnels. » Le parti socialiste nouveau n’accepte que des hommes nés Allemands. Il se place naturellement sur le terrain de la réforme politique ; il ne touchera pas, pour commencer, à la démocratie ; toutefois, il ne veut pas une démocratie sur le modèle occidental avec une tête judéoploutocratique, mais un État national libre (einen freien Volkstaat), où le capitalisme et le judaïsme soient dépassés. Le pur parlementarisme, où la force d’exécution réside seulement dans les députés, ne lui suffit pas, mais il réclame à chaque fois la consultation populaire (Volksbefragung) pour des lois nouvelles fondamentales afin d’écarter le danger d’abus de pouvoir d’un parti. Les revendications principales sont de nature radicale (durchgreifende Art, littér. : d’un genre qui prend des mesures radicales), le nouveau parti ne se contente pas de réformes apparentes (Scheinreformen). Il va à la racine de la misère nationale et sociale. Le capitalisme et le judaïsme barraient jusqu’à présent la route à de telles réformes. Tous nos partis étaient plus ou moins consciemment ou inconsciemment à la remorque de l’une ou de l’autre puissance, ou même des deux. C’est la raison pour laquelle jusqu’ici tout travail était inutile et n’engendrait que des réformes apparentes. Le nouveau parti ne tient compte d’aucune considération envers rien ni à l’égard de personne, mais il est radicalement non capitaliste et pur de tout Juif. Il ne se laisse guider que par le salut de tous et recherche une répartition largement plus équitable des biens de consommation et l’assainissement comme le réveil de la force nationale allemande, si durement touchée. Mais la nouveauté ne doit pas être recherchée par un bouleversement soudain et un changement subit, car cela conduit toujours au contraire de ce qu’on voulait, mais par voie légale au moyen du démontage graduel de ce qui existait jusqu’à présent et de l’édification du nouveau système. La cause fondamentale de notre misère réside dans notre fausse législation juridique, sociale et économique. En conséquence, nous revendiquons : 1. La liberté de la terre et du sol. 2. Le remplacement de l’actuel droit romain par un droit public allemand. 3. La nationalisation des finances. 4. La réforme progressive de l’économie nationale de telle manière qu’elle devienne une économie politique réelle. 5. Le découpage de la grande propriété (foncière) suivant la productivité des différentes régions à des fins de peuplement. Les domaines d’État doivent être démembrés ; les terrains incultes, peuplés. 6. Une juste répartition de l’impôt, qui entrave la formation de super-capitaux. 7. Le développement du commerce national suivant le point de vue naturel que la marchandise prend le moins cher et le plus court chemin du producteur au consommateur. 8. Sur les lois et sur les modifications constitutionnelles ayant une portée radicale et fondamentale, le parlement n’aura qu’une voix consultative, et le peuple aura une voix de décision sous forme de référendum par oui ou par non. 9. La création d’un conseil économique du Reich qui, dans des perspectives plus étendues, détermine, règle et mesure l’ensemble de l’économie nationale. 10. La création d’une presse allemande réellement indépendante. 11. Le changement radical dans la position des Allemands à l’égard des Juifs. 12. La protection du travailleur allemand contre la main-d’œuvre étrangère, qui abaisse les salaires et le niveau de vie de la classe ouvrière allemande. Ces idées directrices de la « Grande Loge » de Berlin furent discutées avec Harrer peu après le retour de Sebottendorff. Harrer était contre le fait de désigner le mouvement raciste comme un parti politique. Il pensait que l’on risquait ainsi de trop attirer l’attention des adversaires, tandis que l’on se méfierait moins d’une « association de travailleurs allemands ». Certes, ce furent là des causes de l’évolution de la situation allemande, parmi d’autres influences, mais, si l’on recherche vraiment le germe, toujours imperceptible dans la nature, le ferment, le plus souvent obscur et inapparent, la graine de folie raciste qui poussa un grand peuple à des crimes et à une guerre dont on évalue les victimes à plus de cinquante-deux millions de morts, on trouve, à la base de ce désastre, une erreur spirituelle dont tout le reste, en réalité, ne représente qu’un enchaînement d’inévitables conséquences. L’analyse de cette « catastrophe spirituelle » a été faite déjà par C. G. Jung, en 1933, dans une étude sur Wotan, mais Jung n’a peut-être pas assez insisté sur la mythologie scientifique du racisme, sur son interprétation aberrante des phénomènes biologiques. L’idée de transformation d’une nation par la pureté du sang est fondée, en effet, sur des théories ésotériques alchimiques du Grand Œuvre. L’adepte observe le rôle déterminant de la pureté et de la consanguinité dans les phénomènes qu’il étudie et qui lui enseignent des lois de la mort et de la vie dans l’univers, lois encore inconnues de la science contemporaine. Mais c’est dans l’extrapolation de ces faits à des systèmes politiques et sociaux que prennent naissance les erreurs fondamentales. Au regard de l’alchimie, l’être humain n’est pas transformable essentiellement par l’homme ; il ne l’est que sur le plan des apparences physiques, morales et intellectuelles. Si étendues que soient ses pouvoirs réels dans ce domaine (ce que la science « profane » nous montre déjà sans nul mystère), ils s’arrêtent à une limite infranchissable. À cette frontière commence l’ordre spirituel et, avec lui, l’action de forces qui ne sont plus humaines mais universelles et que l’on pouvait comparer à celles de la gravitation. Ce que nous nommons la « puissance de Dieu » et l’« amour », sans en connaître la nature, sont des formes de la même attraction spirituelle ; ce que nous redoutons, à juste titre, sous le nom de la « puissance du Diable » et de la « haine », dont nous ignorons aussi la signification réelle, sont des formes de la même répulsion qui nous éloigne indéfiniment de la vérité. L’homme est libre, spirituellement, de s’ouvrir et de se laisser posséder par ces forces non humaines qui, seules, peuvent changer essentiellement sa nature, soit en le faisant progresser vers la lumière, soit en le faisant régresser de son état humain vers un état infra-humain. C’est pourquoi il existe une initiation et une contre-initiation, une voie vers la lumière et une voie vers les ténèbres, qui ont été séparées depuis le commencement de l’humanité et le demeureront jusqu’à la fin. De ce point de vue, le manichéisme n’est pas faux, mais il le devient sur le plan de l’existence profane où la société est capable d’édicter et de réaliser son propre bien et son propre mal, sans le moindre mystère. Toutefois, l’intervention, dans l’histoire, de puissances venues d’en haut ou d’en bas ajoute à la nécessité de construire la cité des hommes, l’obligation de l’ouvrir aux forces du jour et de la fermer à celles de la nuit. Cette charge, exprimée par le pouvoir des clefs, fut confiée, de tout temps, au sacerdoce. Nous pouvons en déduire, à ne considérer que l’état du monde moderne, que sa dégradation procède d’une cause essentielle : la décadence du pouvoir sacerdotal. C’est donc à juste titre que l’historien F. Heer a dénoncé, dans le phénomène aberrant du racisme et du nazisme, la responsabilité directe d’Églises devenues incapables d’accomplir leur mission civilisatrice et d’exercer l’autorité spirituelle qui, seule, justifie leur existence. 1. En 1854, le caractère « illuministe » du marxisme ressort du classement du « communisme » parmi les « excentricités religieuses de ce temps ». Cf. Alexandre Erdan, La France mystique. 2. On peut rapprocher cette interprétation d’Edmond Vermeil de celle que donne Barrès des mêmes phénomènes, mais en leur accordant une valeur positive : « Les générations qui porteront dans l’histoire la responsabilité des désastres de 1870-1871 […] s’enfoncèrent dans le gâchis qu’elles n’avaient pas su empêcher, mirent tardivement leurs pieds dans la fange. Leurs successeurs, au contraire, sont animés par ces violentes passions nationalistes nécessaires aux peuples vaincus : ils les expriment par vingt thèses en apparence diverses et qui pourtant collaborent : c’est l’antisémitisme [C’est nous qui soulignons (R. A.)], c’est l’antiprotestantisme, c’est une protestation contre l’accession des étrangers aux charges de l’État ; c’est encore un mouvement provincialiste. Ces mouvements, ces passions, il faut les justifier et les hausser à la dignité de vérités françaises » (Maurice Barrès, Scènes et doctrines du nationalisme, édition définitive, Plon, p. 113). 3. Edmond Vermeil, Aperçus sur l’antisémitisme allemand d’hier et d’aujourd’hui. Cf. Dix ans après la chute de Hitler, 1945-1955, Paris, 1957, p. 218. 4. W. Maser, Mein Kampf d’Adolf Hitler, p. 159-160. 5. W. Maser, Die Frühgeschichte des NSDAP, p. 146-147. 6. E. Lennhoff, ouvrage cité, p. 594. Cf. p. 318 : « Le symbolisme de la croix gammée. » 7. R. von Sebottendorff, Bevor Hitler kam, p. 34. Cf. aussi pour les Germanenorden et autres références citées, p. 31-32. Cf. p. 327 : « Le symbolisme de Thulé. » 8. R. Petitfrère, La Mystique de la croix gammée, Paris, 1962, p. 284. 9. Cf. p. 233. 3 LES ÉTRANGES EXERCICES MYSTICO-MAGIQUES DE RUDOLF VON SEBOTTENDORFF « Mein Kampf », Coran et crayon vert En juin 1919, Sebottendorff, accusé par ses adversaires d’avoir usurpé le titre nobiliaire qu’il portait, quitta la Bavière et il nomma, pour lui succéder à la tête de la Thule-Gesellschaft, un avocat, Hans Dahn, qui fut confirmé dans ses fonctions par la direction berlinoise du Germanlu-orden. Peu après, Dahn fut remplacé par Johannes Hering. Une lettre de ce dernier, adressée à Sebottendorff, lequel, en 1926, exerçait alors, après divers voyages, les fonctions de consul honoraire du Mexique à Istanbul, déclare : « J’ai abandonné la présidence au professeur Bauer qui s’en acquitta de façon exemplaire. Ses conférences littéraires et politiques furent très appréciées et il présenta également de bons orateurs et des membres (mitglieder) remarquables. Sa carrière politique l’éleva jusqu’à la direction du parti nationaliste allemand et à la députation au Landtag (Diète provinciale)… La Thule-Gesellschaft fut, de nouveau, en pleine activité lorsque le NSDAP fut poursuivi, après le 9 novembre 1923 (date de l’échec du “coup d’État” hitlérien de Munich). À cette époque, ajoute Hering, la plupart des membres du parti entraient dans la Thule-Gesellechaft. Ils purent ensuite continuer leur propagande, jusqu’à ce que Hitler, libéré de la forteresse de Landsberg, rassemblât de nouveau tous les membres du NSDAP 1. » Cette lettre, citée par Sebottendorff, est importante car elle prouve que, contrairement à ce que prétendent certains historiens allemands qui cherchent visiblement à faire oublier l’influence du Germanenorden en tant que société secrète raciste sur le développement du national-socialisme et sur l’ascension politique d’Adolf Hitler, la Thule-Gesellschaft fut liée intimement à la vie du NSDAP. En effet, son chef, à cette époque, Sesselmann, participa directement au « putsch » hitlérien des 8 et 9 novembre 1923. Au cours de sa captivité qui commença, selon l’indication donnée par Mein Kampf, le 1er avril 1924, dans la forteresse de Landsberg-sur-leLech, et qui dura neuf mois seulement alors qu’il avait été condamné à cinq ans de détention après l’échec du « putsch », Hitler avait pour collaborateur le plus proche, et pour ami le plus intime, Rudolf Hess, membre actif (mitglied) de la Thule-Gesellschaft, initié, par conséquent, aux rites du Germanenorden. Les sciences ésotériques et les doctrines secrètes ont été étudiées par Hess comme elles le furent par d’autres chefs nazis tels que Himmler, par exemple, non pas avec une curiosité superficielle mais avec l’intention délibérée d’utiliser pratiquement ces connaissances dans le cadre mystico-politique d’une révolution qui voulait être aussi une nouvelle révélation religieuse, un prophétisme raciste conquérant. Sur le bureau de Himmler se trouvaient, en permanence, trois objets que nous devons de connaître à l’historien belge R. Petitfrère : « l’édition de luxe de Mein Kampf, un exemplaire du Coran et le précieux crayon vert », si cher, semble-t-il à beaucoup de chefs du NSDAP 2. Il faut accorder quelque attention à un ouvrage de Rudolf von Sebottendorff, publié à Leipzig et que l’auteur, dans son avant-propos, date du 3 février 1924, année de la captivité de Hitler à Landsberg. Cet opuscule de 48 pages porte un long titre : « La Pratique opérative de l’ancienne Franc-Maçonnerie turque. La clef de la compréhension de l’Alchimie. Un exposé du rituel, de la doctrine et des signes de reconnaissance de la Franc-Maçonnerie orientale » (Die Praxis der alten türkischen Freimaurerei. Der Schlüssel zum Verständnis der Alchimie. Eine Darstellung der Rituals, der Lehre, der Erkennungszeichen orientalischer Freimaurer). Il est dédié à la mémoire de l’ancien secrétaire de l’ambassade de Turquie à Berne, P. Schwidtal. Sebottendorff nous apprend que le manuscrit était déjà prêt à paraître sous une autre forme dans les premières années de la guerre de 1914, mais que sa publication fut retardée par les circonstances. Aussi l’auteur a-t-il profité d’un « séjour quelque peu involontaire » en Suisse pour donner le texte à l’impression. Dès les premières lignes, ce bizarre personnage écrit : « Une découverte chasse l’autre. J’ai appris seulement hier que l’on était parvenu à briser l’atome d’azote et à le décomposer en hydrogène et en hélium. Voici un coup mortel pour la philosophie matérialiste, pour la doctrine du faux monisme… » Il faut signaler à ce propos que le maître de la « Thulé » attachait beaucoup d’intérêt aux inventions nuisibles. Dès l’époque de la guerre des Balkans, vers 1912, il avait financé les recherches de l’ingénieur Friedrich Wilhelm Göbel, mort en 1929. On attribue à ce dernier l’invention des chars d’assaut dont un modèle avait été présenté à une exposition, à Breslau, bien avant la première Guerre mondiale. Cependant, Sebottendorff annonce son intention de contribuer à un rapprochement entre deux pays également victimes « d’une paix effroyable », l’Allemagne et la Turquie, car elles sont « toutes deux sous la menace du même péril mortel : le bolchevisme ». « L’Islam n’est pas une religion figée, écrit-il. Tout au contraire, sa vitalité est plus grande que celle du christianisme. » D’où vient sa force ? De sa source cachée, « d’une eau vive qui fécondait tout, aux premiers temps de l’Église et qui suscita au Moyen Âge les plus merveilleuses floraisons ». Il faut donc révéler ces mystères. Ce sont ceux des Rose-Croix et des alchimistes, c’est-à-dire l’élaboration de la « Pierre philosophale », le « but le plus haut que l’homme, dans sa quête du Savoir, puisse assigner à ses aspirations et à ses efforts ». Il est nécessaire, ajoute Sebottendorff, de prouver « que la FrancMaçonnerie orientale conserve encore fidèlement à notre époque les anciens enseignements de la Sagesse, oubliés par la FrancMaçonnerie moderne » dont la Constitution de 1717, dit Sebottendorff, « fut un détournement de la juste Voie ». Il s’agit de prendre conscience de l’« Unité avec Dieu », hors de laquelle les exercices décrits seraient sans valeur et sans portée. Et, pour achever cet avant-propos, Sebottendorff propose cette singulière conclusion : « Et maintenant, va, petit livre, l’heure est favorable ! J’ai commencé ce préambule le 3 février 1924 à midi trente par 46° de latitude nord et 9° de longitude est. Nombreux soient ceux à qui tu apporteras la rédemption par la connaissance véritable 3 ! » Des horoscopes secrets En fait, il s’agit là d’indications indispensables à l’établissement du thème astrologique de « naissance » d’un ouvrage. Sebottendorff, comme je l’ai dit précédemment, était l’un des meilleurs astrologues de son temps. Il dirigea une revue astrologique justement réputée pour la qualité de ses articles et de ses collaborateurs, publication connue de tous les spécialistes européens de cette époque, la célèbre Astrologische Rundschau (« Revue astrologique »), Zeitschrift für astrologische Forschung (« Publication périodique pour la Recherche astrologique »). Cet organe de la « Société astrologique allemande », créé quelques années avant la première Guerre mondiale, avait pour collaborateurs Theobald Becher et le baron von Klöckler, de Leipzig, dont les travaux psycho-astrologiques font encore autorité à notre époque, la baronne Ungern-Sternberg, docteur en médecine, Rudolf Köstler, de Vienne, Werner Bohm, Wilhelm Becker, Paul Glaesmer, de Berlin, Wilhelm Hartmann et Wilhelm T. Wulff, de Hambourg. Celuici joua un certain rôle dans les derniers temps de la guerre. Il fut utilisé par le chef du service secret allemand, Schallenberg, afin de conseiller à Himmler de séparer sa fortune de celle du Führer. Dans la seconde partie du journal de Schwerin von Krosigk, cité par H. R. Trevor-Roper, est mentionné un événement caractéristique de l’état d’esprit des dignitaires du parti national-socialiste et de l’importance qu’ils attachaient aux connaissances occultes. Jusqu’en 1945, l’astrologie, par exemple, a exercé une influence indéniable sur les chefs nazis : « Gœbbels et Hitler, dit Trevor-Roper, envoyèrent chercher deux horoscopes qui étaient soigneusement tenus à jour par un des bureaux d’étude de Himmler : l’horoscope du Führer, dressé pour la date du 30 janvier 1933, et l’horoscope de la République, dressé pour la date du 9 septembre 1918. Ces documents sacrés furent apportés et examinés, et l’on découvrit “un fait étonnant” qui eût bien mérité d’être connu plus tôt : “Les deux horoscopes, déclare Schwerin von Krosigk, annonçaient tous les deux la guerre pour 1939, des victoires jusqu’en 1941, puis une série de défaites culminant par les pires désastres, dans les premiers mois de 1945, et surtout dans la première moitié d’avril. Puis il devait se produire une écrasante victoire de notre côté dans la seconde moitié d’avril, une période de stagnation jusqu’en août, et enfin, en août, la paix. Cette paix devait être suivie d’une période de trois ans très difficiles pour l’Allemagne, mais, à partir de 1948, cette nation devait connaître à nouveau la grandeur. Gœbbels m’envoya le lendemain ces horoscopes. Je ne pus y découvrir toutes ces prédictions, mais je les trouvai dans l’interprétation jointe, qui venait d’être nouvellement rédigée, et j’attends maintenant avec impatience la seconde moitié d’avril 4.” Quand Gœbbels apprit ultérieurement la nouvelle de la mort de Roosevelt, il parla en ces termes à Hitler auquel il téléphona aussitôt sur sa ligne privée : « Mon Führer ! Je vous félicite ! Roosevelt est mort. Il est écrit dans les astres que la seconde moitié d’avril constituera un tournant pour nous. Nous sommes au vendredi 13 avril. Voici le tournant ! » Hitler lui répondit quelque chose et Gœbbels raccrocha le récepteur. Il était comme en extase 5 ! Il y aurait ici plusieurs remarques à faire au sujet des horoscopes secrets du Reich et du Führer. Techniquement, la véritable base des calculs des astrologues allemands n’était pas la date du 9 septembre 1918, mais celle du 18 janvier 1871, jour de la naissance du IIe Reich, d’une part, et du 30 janvier 1933, commencement « astrologique » du IIIe Reich. Si l’on compare, en effet, ces « thèmes » à celui de la naissance d’Adolf Hitler, on constate qu’ils ont été utilisés non seulement pour la divination mais surtout pour des calculs servant à fixer les dates des initiatives politiques et militaires allemandes, selon les règles d’une discipline traditionnelle très ancienne, bien connue des astrologues arabes, et qui cherche à déterminer ce que l’on nomme les « élections », c’est-à-dire les choix des moments favorables à diverses entreprises. Quand Sebottendorff, par exemple, donne des indications astrologiques sur son ouvrage, il laisse entendre qu’il a choisi les meilleurs « aspects planétaires » pour atteindre le but qu’il se proposait, en publiant ses « révélations ». Bouddhisme japonais et espace vital En 1924, Hitler était captif à Landsberg. Il y recevait des livres, des cadeaux, des visites et il y travaillait, aidé par Rudolf Hess, membre actif de la « Thulé », à l’élaboration de Mein Kampf. Ce fut Hess qui mit en relations Karl Haushofer, le théoricien de la « géopolitique » avec Hitler pendant cette période, contact fort important puisqu’il eut pour conséquence de transformer le caractère impérialiste d’une géographie politique discutable en une « philosophie de l’expansion » qui prétendait être fondée sur des bases scientifiques. On sait, par ailleurs, que Haushofer avait résidé longtemps en Extrême-Orient et, selon le témoignage de ses proches et de ses intimes, il y avait étudié aussi des connaissances « interdites », notamment certaines formes du bouddhisme ésotérique japonais, liées au tantrisme magique indien et tibétain. Ce mélange de rationalisme et d’illuminisme, de scepticisme nihiliste et de crédulité superstitieuse, cet « occultisme » scientiste et ce « scientisme » occultiste ont constitué précisément le signe distinctif, la marque des structures logiques étranges et aberrantes de la mentalité des chefs nazis. Ce n’étaient pas seulement des politiciens fanatisés par leur nationalisme extatique mais aussi, presque tous, des déracinés, en quelque sorte, des « apatrides intérieurs ». Hitler lui-même, jusqu’en 1932, n’eut pas la nationalité allemande et il fut sans patrie véritable comme il avait été longtemps sans métier défini, sans foyer, sans femme, sans ami, dans un état presque total d’aliénation nationale, économique, familiale et sociale. Ce fut précisément pour compenser mythiquement cette exclusion qu’il fut le prophète d’une communauté nouvelle aussi fanatiquement refermée sur elle-même que celle de l’illuminisme raciste et qui opposa, en quelque sorte, une suraliénation doctrinale à l’angoisse inconsciente de ses chefs provoquée par une aliénation initiale réelle, un projet délirant fondé sur la haine en réponse à l’absence d’amour et de statut légitime – individuel et collectif – que ressentaient non seulement les nazis mais aussi beaucoup d’Allemands après l’effondrement de leur patrie. Il faut rappeler ici les appels angoissés de la Maçonnerie allemande, en 1918-1920, à la fraternité internationale afin de lutter contre la misère et la faim qui n’épargnèrent alors aucune classe sociale, appels auxquels ne fut donnée aucune réponse satisfaisante par les loges étrangères. Dans ces conditions, comme le soulignent justement E. Lennhoff et O. Posner, la Franc-Maçonnerie allemande, déjà isolée pendant la guerre, se trouva sans défense contre les attaques de ses adversaires, après le premier conflit mondial : Wichtl, Rosenberg, Heiser, Schwarz-Bostunitsch et surtout Ludendorff 6. L’exemple des derviches ou un Islam germanique La tentative de Sebottendorff était, en réalité, bien plus dangereuse que les critiques superficielles des ennemis ordinaires de la Franc-Maçonnerie. Elle consistait à opposer une tradition mystique – qui avait déjà inspiré les attaques de Wöllner et de Bischoffwerder contre les tendances philosophiques de la Maçonnerie allemande de l’époque de Frédéric le Grand – à une tradition humaniste, fondée principalement sur un idéal rationnel de tolérance et de progrès des individus et des sociétés. L’idée centrale de Sebottendorff était de donner à un mouvement raciste, encore embryonnaire et voilé par ses structures politiques, la cohérence interne d’un prophétisme armé, d’une secte de « dévoués » comparables, à plus d’un titre, aux fidèles ismaéliens guidés par leur « chef spirituel, le “Vieux de la Montagne” ; en d’autres termes, il s’agissait de reconstituer un ordre raciste religieux et militaire d’initiés rassemblés autour d’un “Guide” divinisé. Des Janissaires au turban vert Pour atteindre ce but, il fallait faire connaître d’abord un « modèle » de cet Ordre, un pattern qui avait été capable, historiquement, de former et de « conditionner » d’autres fanatiques. On verra qu’il ne s’agissait pas là d’une initiative personnelle de Sebottendorff, mais, selon son propre témoignage, d’une mission qui lui avait été confiée : « On ne peut me reprocher aucune profanation ni aucun sacrilège en découvrant la source de ces mystères… écrit-il. C’est la voie que les ordres de derviches ont coutume d’emprunter… afin d’acquérir des forces spéciales par des techniques particulières. Ce sont, pour la plupart, des hommes qui aspirent à la haute initiation, celle dont proviennent ceux que l’on a formés et préparés à leurs missions de chefs spirituels de l’Islam… Cette haute initiation est la base pratique de la Franc-Maçonnerie et elle constituait l’œuvre des alchimistes et des Rose-Croix… Mais pour répondre à l’accusation d’une trahison de ma part, il faut déclarer ici que ce texte a été écrit à la demande des chefs de l’Ordre. La raison en est la suivante : une vaste organisation de l’incrédulité, aux dimensions monstrueuses, veut se soumettre le monde civilisé. Les institutions religieuses sont si profondément minées qu’elles ne peuvent même plus se ressaisir ni opposer une résistance unifiée. Si des chefs spirituels n’apparaissent pas en Occident, le chaos peut entraîner tout dans l’abîme. Dans cette détresse, les frères musulmans se souvinrent que la tradition affirme qu’il fut un temps, en Europe, où l’on connaissait la haute Science… La détresse du moment fit s’évanouir toute objection à la publication (de cet ouvrage) 7… » Je me suis efforcé d’identifier l’ordre mystérieux que Sebottendorff ne mentionne pas de façon plus précise. Il s’agit des Baqtāshis ou Bektāshis, intimement liés aux Janissaires et dont, en effet, le rituel présente de curieux rapports avec celui de la FrancMaçonnerie occidentale. Les Bektāshis revendiquent leur rattachement aux Saiyids, descendants de la famille du Prophète. La pierre blanche, le taslim-tash qu’ils portent au cou, est un souvenir symbolique d’Abû-Bakr-us-Siddῑg, le premier calife. Ayant offensé le Prophète en parlant, Abû Bakr s’en repentit et il porta désormais au cou cette pierre qu’il mettait dans sa bouche en présence du Prophète afin de prévenir toute parole imprudente à son égard. Il importe de noter que les Saiyids portent une couleur symbolique particulière en tant que descendants du Prophète : leur turban est vert. Le mot qui désigne l’Ordre se prononce assez souvent Bagtāsh ou Begtāsh. En turc, on trouve le mot tash, en composition avec d’autres et il signifie alors compagnon, par exemple, Khwajatāsch. Les Yani Cherī, ou « nouvelles troupes », selon la signification première de « Janissaires » furent, pour la plupart, des membres de l’Ordre des Bektāshis, lesquels, selon la tradition, reconnaissent pour fondateur de leur tarīq, Hājī Baqtāsh, derviche contemporain du souverain ottoman, le sultan Murad Ier (1360-1389 de l’ère chrétienne). Les Janissaires formaient une milice ottomane héroïque et redoutable. Il leur était enjoint par le Skaikh de leur Ordre « d’être victorieux dans toutes les batailles et de ne jamais en revenir autrement ». Cette fraternité militaire de « derviches-soldats » différait peu de celle des Templiers, des Hospitaliers et des Chevaliers teutoniques. La tradition assure que le fondateur de l’Ordre aurait reçu son éducation spirituelle d’un maître né à Balkh, Ahmad Yasavī Balkhī, lui-même relié à la lignée d’Abû Bakr et d’Ali, gendre et cousin de Mahomet, le premier ayant été directement initié par le Prophète. Ce sont là les Shaikhs, les « parfaits instructeurs spirituels » de l’Ordre, les murshidi-Kâmil qui enseignent aux disciples la vraie « voie » (tarīq), parmi toutes celles qu’ouvre la miséricorde divine à ses créatures. À travers les multiples légendes des Baktāshis, on peut discerner une vérité historique certaine : leur liaison avec Balkh, la « mère des cités » et avec les traditions complexes de la Bactriane qui exercèrent une influence majeure sur l’ésotérisme islamique et sur les « gardiens de la Gnose ». Le traité de Sebottendorff ne s’attarde à aucune de ces considérations philosophiques ; il est strictement pratique. Il s’agit, bien entendu, de « la soumission à la volonté de Dieu » puisqu’il est question de l’Islam auquel se rapporte essentiellement cette notion. Il importe cependant de rappeler, à ce propos, l’absence d’une « Église » islamique. On ne trouve dans l’Islam, comme le souligne Henri Corbin, ni « clergé détenteur des moyens de grâce, ni magistère dogmatique, ni autorité pontificale, ni Concile définissant des dogmes 8 ». La « gnose » d’une interprétation spirituelle et l’inspiration prophétique y ont été opposées durablement à une « conscience historique », caractéristique du génie du christianisme. La conséquence paradoxale de cet état demeure que, faute d’être limitée dogmatiquement, la « volonté de Dieu » est devenue trop souvent la volonté de l’Islam. La soumission qu’elle a exigée des « infidèles », qu’elle convertissait non point par le bûcher mais par le sabre, n’a constitué aucun progrès moral ni la moindre preuve d’une supériorité religieuse. Que l’on se réfère au passé de la lettre ou à l’avenir de l’esprit, quelle est la différence si le présent est livré à la négation de la liberté ? Ni l’histoire ni la prophétie n’ont le moindre droit sur la liberté humaine. La volonté de Dieu nous est inconnue ; en revanche, la volonté des religions et des systèmes mysticopolitiques apparaît sans nul mystère. Ce qu’un initié comme Sebottendorff prétendait enseigner et révéler était un mensonge total : un système de divinisation illuminé par une auto-hypnose capable de livrer ses dupes à tous les fantasmes de la magie du Moi. Le Yoga de Sebottendorff Le Père capucin Esprit Sabbathier, en 1679, dans son précieux traité : L’Ombre idéale de la Sagesse universelle, synthèse des profonds enseignements de la Kabbale, a exprimé une grande vérité, toujours actuelle, en révélant parmi les forces destructrices des trois règnes de la nature, celles qui préfigurent « la puissance homicide par excellence : la Chimère ». La chimère que Sebottendorff a proposée aux nazis a fait plus de victimes que les chars d’assaut auxquels il avait accordé précédemment un méphistophélique financement et plus que les théories racistes qu’il avait si éloquemment prêchées à Munich, car aucun de ces moyens de destruction ne se pouvait comparer au mythe du « chef spirituel germanique » grâce auquel, en séduisant Rudolf Hess, Sebottendorff espérait, par cet intermédiaire, persuader Hitler de sa « mission » et l’initier à la plus pernicieuse des magies : celle qui transforme, grâce à la volonté, le doute personnel en une certitude absolue de parler au nom de Dieu et de la Providence, arme par excellence dont pouvait disposer un prophète. « Mahomet a créé, nous dit Sebottendorff, avec cette cauteleuse onction qui caractérise son style, un très sage dispositif afin d’ouvrir la voie de la connaissance à tous ceux qui, véritablement, le cherchent. Il a donné dans le Coran, selon un certain système, des points de repère qui montrent ce chemin et révèlent à l’homme la loi de la Création… » Ne croirait-on pas entendre les paroles du Tentateur au sujet de « l’Arbre de Vie » ? Voici la tradition singulière que rapporte le maître de la « Thulé » au sujet de cette révélation ésotérique : « Au temps du Prophète vivait, non loin de La Mecque, un ermite fort âgé, nommé Ben Chasi. Ce fut lui qui enseigna Mahomet, et il lui remit, à la fin de son initiation, une tablette de métal sur laquelle étaient figurées les formules dont le Prophète, alors âgé de trente ans, venait d’apprendre la secrète signification. Peu après, l’ermite mourut et son disciple transmit à son tour cet enseignement ésotérique à Abû Bakr, le premier calife. Telle est l’origine de la filiation ininterrompue de la gnose de la Franc-Maçonnerie orientale 9. » Ces formules, plus précieuses qu’aucun trésor, furent confiées au « Livre des Livres », au Coran, par une tradition fondée sur la première recension du corpus des révélations de Mahomet effectuée par Abû Bakr, et plus probablement par la « science des lectures », servante de l’exégèse et de la théologie, mais qui ne fut pas toujours fidèle, tant s’en faut. On sait que pour l’interprète arabo-musulman du « Livre », aucun trait, aucune particularité grammaticale ou syntaxique, ne doit échapper à l’analyse ; même les tournures elliptiques voilent des mystères. De plus, le Coran n’est pas seulement une révélation procédant de la Divinité, c’est un livre chargé de pouvoirs magiques : « Seuls, les Purs peuvent le toucher », déclare le verset de la sourate LVI (78-79). Sebottendorff fait allusion à des « passes » manuelles, parmi ces bizarres exercices : est-ce un souvenir des pratiques rapportées par al-Bukhâri ? Selon Aïcha, femme du Prophète : « Chaque nuit, au moment de se mettre au lit, le Prophète réunissait ses deux mains, soufflait dedans et récitait dans ses mains les trois sourates, l’Unité de Dieu, l’Aube et les Hommes. Ensuite, il passait sa main sur toutes les parties de son corps qu’il pouvait atteindre, commençant par la tête, puis la figure et ensuite toute la partie antérieure du corps. Il faisait cela trois fois 10. » Afin de résumer les exercices mystico-magiques de Sebottendorff, on peut les définir comme un yoga fondé sur la répétition de certaines syllabes pendant des périodes déterminées par la révolution synodique de la lune, et en association avec des signes de la main et des « passes » qui ont pour but de « capter les plus subtiles radiations de la force originelle afin de les intégrer au corps humain et d’en spiritualiser la matière par l’énergie universelle ». Par exemple, pour figurer le signe I, on referme la main droite et l’on tend l’index tout droit, hors de la paume fermée ; le signe A est représenté par la main tendue de façon que tous les doigts soient situés sur un seul plan tandis que le pouce forme avec l’index un angle droit ou une équerre ; le signe 0 est formé par le pouce touchant l’extrémité de l’index, etc. On porte ensuite ces signes à diverses parties du corps, au cou, à la poitrine, au ventre. Le « travail » comporte des exercices de concentration mentale à la fois sur les gestes et sur les syllabes silencieusement proférées. Peu à peu, on perçoit à divers indices le développement d’une chaleur anormale qui s’accroît progressivement et que l’on « conduit » en divers points du corps. En poursuivant ces pratiques, des saveurs et des odeurs « subtiles » sont observées ; enfin, « il est temps d’aiguiser le regard : le disciple apercevra une ombre noire qui marque la fin de la première partie du travail ». Quand ce phénomène s’est produit, « ce jour est fêté comme le début d’une vie nouvelle et le disciple reçoit son nom de loge (Logername) ». Il ne s’agit ici que des « prises de cou ». Dans les exercices ultérieurs, diverses couleurs montrent la progression de la transmutation « subtile » de l’initié. Le noir de l’ombre se change en bleu, en rouge faible puis en vert pâle. Quand la teinte est devenue d’un vert lumineux, cette période s’achève. La suivante, après tout un jeu de couleurs, fait apparaître un blanc jaunâtre puis une éblouissante blancheur de l’ombre mystérieuse, en rapport avec les « passes » de poitrine. Après la « posture ventrale », ces exercices mystico-magiques aboutissent à l’élaboration d’une ombre d’un rouge grenade. « Le Maçon oriental est devenu maître parfait. La pierre cubique est entièrement taillée. » Les initiés orientaux, selon Sebottendorff, nomment ces travaux de l’« Œuvre spirituel », la « Science de la Clef » et se nommaient eux-mêmes « Fils de la Clef ». Il s’agissait, en effet, de la « dissolution », appelée « clef » par les alchimistes orientaux et occidentaux, du « petit moi » physique ordinaire et de la « coagulation » ou de la concentration du « corps subtil » du « Moi divin ». « Une fois parvenu à la fin de notre entraînement, enseigne Sebottendorff, nous sentons notre corps terrestre nous devenir de plus en plus étranger. Nous croissons audelà de lui ; nous voyons distinctement qu’il est devenu poussière et cendres. C’est le point le plus bas qui puisse être atteint, celui où les ténèbres de la mort et leurs terreurs nous enveloppent. C’est pour cette raison que les anciens francs-maçons orientaux ne recevaient dans leur communauté que des hommes courageux car les épreuves réservées au néophyte étaient très rudes. Le courage et l’endurance étaient les deux vertus principales qu’il devait avoir ». La grenade, le chat et le bistouri Il faut rappeler ici les exercices à peine imaginables qui furent imposés aux futurs chefs du NSDAP dans les hauts lieux d’instruction et de retraite des Ordensburgen, ou « écoles de formation » de l’Ordre noir des Schutz-Staffeln qui comprenait notamment les SS Totenkopf verbände (les unités spéciales « Têtes de Mort »), le Sicherheitsdienst (Service de Sûreté) et la Leibstandarte Adolf Hitler, qui constitua initialement la garde prétorienne du Führer et celle des dignitaires nazis. L’historien R. Petitfrère a donné les détails suivants sur ces centres d’initiation aux mystères du Mal : « Les Ordensburgen possédaient leurs dortoirs, leurs réfectoires, leur salle de chapitre, leur cloître de méditation et leur cimetière privé… La vie y était très dure et, sommairement, la journée se décomposait en quatre heures de conférence, quatre heures de parade militaire et quatre heures d’exercices physiques d’une violence incroyable. » À l’Ordensburg de Werwelsburg, près de Paderborn, en Westphalie, se tenait, chaque année, un chapitre secret que présidait Heinrich Himmler en personne. Au cours d’une semaine de claustration absolue, des exercices de spiritualité et de concentration mentale… s’y succédaient à un rythme et avec un sérieux difficiles à concevoir chez ces êtres qui ne croyaient ni au surnaturel, ni en l’humanité, ni aux hommes. Dans la salle du Grand Conseil, se trouvait un trône – à la fois chaise curule et sedia gestatoria – réservé au Führer et sur lequel personne ne pouvait prendre place. Une bibliothèque de 12 000 volumes, à l’usage des élèves de l’école, groupait toute la littérature connue relative au culte de la Race. D’autres Ordensburgen se situaient à Sonthofen, en Bavière, à Vogelsang en Rhénanie, à Krössinsee, en Poméranie. Ces trois écoles, bien qu’inachevées, étaient cependant en service. Tout comme à Werwelsburg, on y apprenait aux élèves à adorer un homme, à haïr la pitié et à mourir pour une idée 11. » Les épreuves physiques étaient analogues aux procédés de dressage de fauves. Elles comportaient, par exemple, un combat contre des chiens d’attaque, le Tierkampf. Le candidat, le torse nu, les mains libres et sans aucune arme défensive, devait résister pendant douze minutes à l’attaque de molosses déchaînés et excités contre lui. Contrairement à ce que l’on pourrait supposer, les chiens reculaient souvent devant l’agressivité et la férocité des hommes. L’épreuve des chars, le Panzerstest, se déroulait de la façon suivante : un front de blindés, chaîne contre chaîne, avançait avec ensemble, sur une même ligne, dans la direction des élèves. Chacun disposait d’une pelle de tranchée et de quatre-vingts secondes pour creuser un trou afin de s’y blottir assez complètement pour échapper à la chaîne du char qui se déroulait exactement sur cet emplacement. On estimait à 1 % le taux des accidents mortels provoqués par cet exercice de célérité. En cas d’abandon ou de fuite, le candidat était fusillé. Certaines unités pratiquaient l’épreuve de la grenade. Le candidat, en tenue de combat, se tenait devant ses examinateurs protégés par un parapet de béton. Il devait dégoupiller une grenade à manche et la poser doucement sur le sommet du casque. Trois secondes après, elle éclatait. Si elle était correctement placée, le candidat recevait un choc violent mais sans danger grave et l’examen concluait à son admission. Si la grenade tombait, ou bien l’homme restait immobile et il était grièvement blessé, ce qui lui valait une pension d’invalidité ; ou bien il s’écartait vivement de l’engin gisant à ses pieds, et on l’exécutait sur-le-champ. Dans les écoles qui formaient des bataillons disciplinaires et des unités spéciales, on soumettait les candidats à des épreuves et à des tests divers, comme celui « du chat ». Il s’agissait de saisir de la main gauche un chat vivant par la peau du dos et de lui enlever les deux yeux avec un bistouri tenu de la main droite, sans les crever, sans tuer l’animal, puis de les déposer intacts devant l’examinateur. Chaque candidat disposait éventuellement de trois chats pour démontrer son indifférence émotive totale devant la douleur animale et, le cas échéant, humaine 12. Ce sont là des a épreuves » très proches de celles des initiations à des sectes homicides, comme, par exemple, celles des « hommes- panthères » africains. Les SS possédaient des tombeaux particuliers dans ces « écoles de formation » où le taux de la mortalité « en service », pendant la première année d’instruction, atteignait parfois, à Sonthofen, par exemple, trente-sept pour cent de l’ensemble des élèves. On appelait ces monuments funéraires les « toits du Souvenir » ; leur silhouette bizarre imitait celle d’un cerf-volant planté verticalement dans le sol, couvert de deux planches inclinées en versant et encadrant la Croix de Fer. L’obéissance totale du SS au Führer correspondait exactement à celle qu’imposent certaines sectes musulmanes aux disciples du Cheikh. La traduction exacte de la formule arabe est : Sois entre les mains de ton cheikh comme le cadavre entre les mains de celui qui le lave. Le Cheikh tient la place de Dieu même ; il faut lui obéir comme à Dieu, car il parle et ordonne en son nom. Dans ces conditions, livrer à des fanatiques les clefs d’une « auto-divinisation » mystique, comme l’a fait Sebottendorff, c’était leur faire connaître les moyens d’apporter à la nouvelle « révélation raciste », l’énergie secrète qui leur permettrait de conquérir l’Allemagne et le monde. Il n’est pas de plus grand crime que de révéler les mystères aux êtres qui n’en sont pas dignes. Ce qu’a fait le premier maître de la Thule-Gesellschaft en publiant ces exercices secrets dévoile la nature diabolique des forces dont il fut l’instrument et qui, selon la juste expression de René Guénon, sont les puissances cachées de la « contre-initiation » dans le monde moderne. Sous des prétextes divers et des masques perpétuellement changeants, à travers des doctrines et des entreprises qui ne semblent avoir aucun lien apparent entre elles, on reconnaît à leur commun caractère parodique et mensonger, à leur caricature du sacré, plutôt qu’à leur opposition franche et ouverte à la religion, une même inspiration, un même courant destructeur qui ne montre son vrai visage que lorsqu’il s’agit d’avilir et de dégrader l’âme humaine – celle des bourreaux comme celle des victimes. Ainsi se dévoile, comme malgré lui, le but d’un « adversaire originel » dont il a été enseigné à tous les âges qu’il fut « homicide dès le commencement ». 1. Cf. Sebottendorff, ouvrage cité, p. 198. 2. R. Petitfrère, ouvrage cité, p. 193. 3. Sebottendorff, ouvrage cité, p. 7. 4. Trevor-Roper, Les Derniers Jours de Hitler, préface d’André François-Poncet, Paris, 1947, p. 125-126. 5. Schwerin von Krosigk, cité par Trevor-Roper, ouvrage cité, p. 128-129. 6. E. Lennhoff et O. Posner, ouvrage cité, p. 347. 7. Sebottendorff, ouvrage cité, p. 19. 8. H. Corbin, ouvrage cité, p. 15. 9. Sebottendorff, ouvrage cité, p. 10. 10. Cf. texte cité par Régis Blachère, Le Coran, Paris, 1966, p. 118. 11. R. Petitfrère, ouvrage cité, Paris, 1962, p. 283. 12. Ibid., p. 287. 4 LA MÉDIUMNITÉ D’ADOLF HITLER Le mariage mystique du Führer et de son peuple Les doctrines du national-socialisme allemand et du fascisme italien ne doivent pas être confondues entre elles. La conception mytho-politique centrale du nazisme est celle du « peuple » et du « guide » qui l’incarne. La conception centrale du fascisme est celle de l’« État » et du « chef » qui le dirige avec le « Grand Conseil » des dignitaires du parti. Le premier système était fondé sur une vision intuitive du monde, sur un ensemble de données immédiates de la connaissance et sur une contemplation philosophique et religieuse tout à la fois, qu’exprime l’intraduisible expression allemande de Weltanschauung. Les théoriciens politiques nazis ont toujours reproché aux fascistes italiens de n’avoir pas de bases solidement édifiées sur une Weltanschauung analogue à la leur et ils ont pris soin de distinguer fondamentalement le nazisme du fascisme, allant jusqu’à souligner que « la notion d’État est étrangère à la pensée germanique 1 » alors qu’ils savaient fort bien quel rôle capital jouait cette notion dans la pensée politique de Mussolini. L’enjeu de ce débat entre les doctrinaires allemands et italiens était d’une importance évidente. En effet, le racisme ou, plus exactement, la « gnose raciste », ce mélange d’illuminisme et de darwinisme, de religiosité dévoyée et de pseudo-rationalisme qui caractérise ce que l’on ose à peine nommer la « pensée » nazie, était considéré comme une brumeuse aberration nordique par les fascistes méditerranéens. Jamais Mussolini n’a prétendu être le prophète d’une nouvelle révélation religieuse ; son but était la restauration de la puissance et de la grandeur « romaines » de l’Italie ; sa mythopolitique se reliait à celle des philosophes du nationalisme totalitaire ; opposée à l’idéal démocratique, elle doit être combattue en tant que telle par les défenseurs de la liberté des individus et des peuples. Ce n’en est pas moins une malhonnêteté intellectuelle que de confondre le nazisme avec le fascisme et cette erreur volontaire permet, d’ailleurs, de dissimuler des formes nouvelles d’adaptation du fascisme à d’autres structures de l’État. Dans les doctrines nazies, le « Peuple » (Volk) se présente comme une unité fermée (eine geschlossene Einheit), au centre du monde germanique ou, plus exactement, en son « point suprême », au milieu de la Hakenkreuz, symbole qui signifie « Croix cramponnée » et, littéralement, « Croix crochue » et non pas « Croix gammée », comme on s’obstine à le traduire selon l’usage, sans prendre garde au fait que les nazis eux-mêmes ne tenaient pas à en dévoiler le sens véritable. Il n’est pas sans intérêt pour l’histoire du mysticisme de rappeler l’expression du saint curé d’Ars qui nommait son diabolique adversaire, le « Grappin », le « Crampon ». En effet, le signe distinctif de l’oiseau de proie est la griffe qui accroche sa victime afin de l’enlever dans les airs. Un spécialiste des cultes secrets germaniques, Otto Höffler, a donné sur ce point des renseignements qui éclairent certains aspects ignorés du nazisme : « Le dieu le plus honoré des Germains, nous dit-il, était le seigneur de la possession démoniaque (Der Herr des Dämonischen Ergriffenheit)… Wotan est le dieu sauvage de la possession, le Maître divin des Männerbunde extatiques, le dieu imprévisible de la Guerre et de la Tempête, des Runes et des Morts, de la Colère et de la Sorcellerie, des Masques et des sacrifices humains… La racine du mot Wôdan est le vieux haut-allemand Wuot qui renferme la notion de “possession sauvage”, par la divinité, Wut, de rapt extatique 2… » C. G. Jung, dans son article publié en 1933, sur « Wotan », avait déjà évoqué la chute de l’Allemagne nazie dans l’abîme d’une régression mythique et d’un pacte avec les puissances des ténèbres et de la terreur. Or ce pacte a lié magiquement la notion de « peuple », dans les structures mytho-politiques du nazisme, avec celle du Führer. L’un se donne ; l’autre prend. Au centre de la Hakenkreuz se déroulaient les rites d’un « mariage sacré », d’une « hiérogamie » mystico-politique. Le Führer était considéré comme le « porteur de la volonté du Peuple » et non pas seulement comme le chef du Parti et de l’État. Il était l’expression unique, l’incarnation visible de l’unité « fermée » dont il connaissait seul les désirs, les besoins et les buts. Il possédait le Peuple, car lui-même était possédé par l’esprit raciste de la communauté germanique ; au pacte entre le Peuple et le Führer, base du Führerprinzip, répondait, en effet, sur le plan de la magie, le pacte qui faisait du Führer le médium du dieu suprême des Germains, le « chamane » et le prophète de Wotan, « père de la Race nordique ». Ainsi doit-on poser le problème de la médiumnité d’Adolf Hitler dans la double perspective d’un « sujet » médiumnique utilisé en tant que tel par des hommes qui l’ont préparé à sa « mission » mysticopolitique et d’un « possédé », qui, à son tour, tel le « Golem » de la légende, détruisit autour de lui tous ceux qui avaient inventé cette machine vivante infernale pour restaurer la puissance et la grandeur d’une Allemagne vaincue et humiliée. J’ai entendu Hitler à Nuremberg Aucun des témoins qui ont approché Hitler et vécu dans sa compagnie, sinon dans son intimité qui fut ignorée car il n’y laissait pénétrer personne, n’a jamais douté qu’il se trouvait en présence d’un être profondément différent des autres hommes, sous des apparences ordinaires, voire banales et parfois vulgaires, d’un chef de parti politique servi par les circonstances et par une chance de joueur cynique, rusé et dénué de scrupules. J’ai eu l’occasion, au cours d’un voyage en Allemagne, d’entendre et de voir Hitler à Nuremberg, alors que j’étais encore étudiant en philosophie. Comme je préparais un diplôme d’études supérieures sur la psychologie de la peur, j’avais décidé d’observer de près l’homme qui faisait trembler l’Europe. J’étais assez bien placé pour suivre le minutieux rituel qui réglait le cérémonial de cet orgasme collectif auquel il faut avoir assisté pour renoncer à le décrire, ne serait-ce que par respect pour la dignité humaine. Au moins avais-je été frappé par les diverses phases du dédoublement de la personnalité qui caractérisait la médiumnité oratoire de Hitler. À ce degré, en effet, on ne peut plus parler de talent ni même de génie d’un tribun. Hitler « fonctionnait », en quelque sorte, comme un radar. Au commencement de ses discours, dans le silence à peine imaginable d’une foule qui comptait plus d’un million de fanatiques immobiles, comme paralysés par l’attente du « message du Führer », la voix, d’abord sourde et basse, semblait déployer peu à peu son registre comme si elle s’envolait en palpant l’« ambiance » dans les diverses directions de l’espace jusqu’au moment où, soudain, elle refermait sa prise en accélérant le débit de ses paroles et en martelant ses formules sur un rythme de plus en plus précipité, analogue à celui d’un tambour qui bat la charge. Dès ce moment, le plus souvent marqué par les orageuses rafales de cris et d’acclamations, des « Sieg Heil ! » qui soutenaient l’envol du « chamane » et ses longues tirades haletantes, le rapt extatique du médium commençait, ponctué par des gestes et par des signes des doigts analogues à ceux que préconise Sebottendorff dans les exercices d’auto-hypnose des derviches. Parfois, Hitler s’interrompait brusquement, les bras croisés, les mains serrées sur les biceps, la mâchoire tendue, comme s’il attendait le retour des ondes qui portaient le fluide vivant – l’ectoplasme – libéré par le dédoublement de la personnalité qu’accomplissait sa parole. Il importe de rappeler que la déshydratation, phénomène observé fort souvent dans les cas de médiumnité, n’était pas imaginaire : Hitler perdait plusieurs kilos de son poids en quelques soirées. Aussi, devant lui, disposait-on trois ou quatre bouteilles d’eau minérale et autant de verres. La préparation de cet état de transes oratoires n’était pas moins significative. Selon le témoignage authentique d’une secrétaire qui passa près de douze années aux côtés du Führer, ce dernier entrait en communication avec ses sources d’inspiration d’une façon analogue à celle d’un « sujet médiumnique » quand il interroge ses « guides » invisibles : « Dès qu’il avait arrêté les grandes lignes de son discours, une sonnerie impérieuse m’appelait. Quand je pénétrais dans son bureau, je le trouvais marchant nerveusement de long en large. De temps à autre, il s’arrêtait devant un portrait de Bismarck qu’il regardait, les yeux rêveurs, comme en prière. Il donnait l’impression d’implorer le Chancelier de Fer afin d’être inspiré par son expérience des affaires d’État. D’un mouvement irréfléchi de somnambule, il allait d’un meuble à l’autre, pour rectifier l’emplacement des miniatures qui les encombraient. Puis il se mettait à parcourir la pièce d’un pas hâtif pour s’arrêter subitement, comme frappé de paralysie. Il ne me regardait toujours pas. Enfin, il se mettait à dicter. « Au début, le débit et la voix étaient normaux, mais, au fur et à mesure que ses pensées se développaient, la cadence se précipitait. Les phrases se suivaient sans arrêt, scandées par ses pas, de plus en plus rapides, autour de la pièce. Bientôt, le débit devenait heurté et la voix s’enflait. Hitler dictait son discours avec le même emportement passionné qu’il devait le prononcer, le lendemain, devant son auditoire. « Hitler vivait littéralement son discours. Quand il voulait donner libre cours à son émotion, il s’arrêtait de marcher et ses yeux fixaient au plafond un point irréel d’où il semblait attendre une grâce spéciale 3. » Du crocodile assoupi au magnétiseur de foules Un autre témoignage mérite d’être cité, celui du docteur Ernst F. Sedgwick Hanfstaengl dont la culture et la perspicacité ont donné à l’historien de précieuses indications sur la psychologie ou plutôt sur la « parapsychologie » du Führer : « On a généralement tendance à oublier, dit E. Hanfstaengl, en portant un jugement sur l’homme que fut Hitler, que son tempérament n’entrait dans aucune des quatre grandes catégories établies par Albrecht Dürer. Hitler n’était ni un sanguin, ni un mélancolique, ni un colérique, ni un flegmatique : c’était plutôt une espèce de médium, capable – par je ne sais quel phénomène d’induction ou par osmose – de faire siennes et d’exprimer les craintes, les ambitions et les émotions de la nation allemande tout entière. » Aucun trait de son caractère n’était suffisamment affirmé pour qu’il fût possible, à la longue, de l’influencer en exploitant ses points faibles. Tel un crocodile assoupi dans la vase du Nil ou une araignée immobile au centre de sa toile, il pouvait se morfondre des heures entières en se rongeant les ongles, en regardant dans le vide d’un air morne et, parfois, en sifflotant ; mais il suffisait qu’apparût une personne digne de son intérêt (et tout le monde lui semblait, durant un certain temps, offrir de l’intérêt) pour qu’on le vît aussitôt mobiliser toutes ses ressources. » Il jaugeait alors son partenaire, repérait sa longueur d’onde, devinait ses aspirations et ses émotions les plus secrètes. La conversation, dès lors, s’animait ; et son interlocuteur, littéralement fasciné, se persuadait que Hitler recelait des trésors de sympathie et de compréhension. Jamais je n’ai rencontré d’homme ou de femme doués d’un pouvoir de persuasion aussi extraordinaire que le sien. Il était pratiquement impossible de ne pas tomber sous son emprise… Ses dons médiumniques semblaient agir aussi bien sur un Hindou ou un Hottentot 4… » Une précision apportée par E. Hanfstaengl présente beaucoup d’intérêt : « Le Hitler du début des années 20 était en quelque sorte au Hitler parvenu au pouvoir absolu, ce qu’un prophète est à un prêtre, ou Mahomet à un simple calife. Encore obscur, il incarnait le soldat inconnu qui prêtait sa voix à ses millions de camarades morts sur le champ de bataille et s’efforçait de régénérer la nation pour laquelle ils avaient combattu… Une fois devenu chancelier, il crut pouvoir dominer la nation tout entière – et y parvint effectivement durant plusieurs années. Son échec final tient à ce que le reste du monde demeurait insensible à son magnétisme 5… » Il s’est produit, en effet, un curieux changement, quand on étudie les faits et les témoignages, non seulement entre le « Hitler des années 20… » et le « Chancelier du Reich », mais aussi entre l’obscur orateur populaire, l’agitateur payé par la Reichswehr des premiers temps du NSDAP, avant le putsch de 1923, et le leader politique fanatisé par le racisme et déjà changé médiumniquement, tel qu’il sortit de la captivité de Landsberg. C’est à Rudolf Hess, comme le rappelle E. Hanfstaengl, que l’on doit, après cette période, le nouveau culte du Führer : « Jusqu’à l’époque du putsch, nul n’avait songé à l’appeler autrement que “Herr Hitler”. Mais après Landsberg, Hess s’avisa de le désigner sous le nom de “Chef” ; il forgea par la suite le mot de Führer, calqué sur le Duce, de Mussolini. C’est aussi à cette époque que commença à se généraliser la formule Heil Hitler 6 !… » E. Hanfstaengl invita Hitler à un dîner intime, le jour même de sa sortie de prison et il remarqua qu’il paraissait « fatigué et tendu ». Au cours de leurs entretiens, son hôte rapporte que Hitler s’étendit longuement sur le « beau quartier », où les Hanfstaengl avaient établi leur nouvelle résidence. « Il tressaillit soudain et, laissant sa phrase en suspens, jeta un regard furtif par-dessus son épaule. – Excusez-moi, reprit-il avec accablement, c’est un héritage de la prison. On a constamment l’impression que quelqu’un vous épie. « Et il se lança dans une description détaillée de l’effet psychologique du judas pratiqué dans la porte de chaque cellule 7. » Si l’on s’en rapporte aux minutieux détails donnés par W. Maser 8 sur la captivité de Hitler à Landsberg, l’explication par laquelle le Führer justifie ce brusque tressaillement est fort peu vraisemblable. Chaque détenu avait droit à deux pièces : une salle de séjour et une chambre à coucher. Les désirs de Hitler étaient presque toujours exaucés. En date du 3 décembre 1923, on indique, par exemple, pour un visiteur du nom de Mathäus Hofmann, cette. remarque : « Le chien de berger de Hitler pourra être amené à l’entretien. » Officiellement, le prisonnier avait droit à six heures de visites hebdomadaires. Il recevait, parfois, des visiteurs durant six heures par jour, des industriels, des commerçants, des ecclésiastiques catholiques et protestants, des paysans, d’anciens officiers, des professeurs, des éditeurs, des libraires, des politiciens nationalistes et un grand nombre de femmes. Quand Hitler prenait la parole aux soirées en commun dites « de camaraderie », les employés de la citadelle « se rassemblaient sans bruit dans la cage de l’escalier pour tendre l’oreille… À ces momentslà, en bas dans la cour, les policiers de garde se regroupaient, et jamais la moindre perturbation n’émanait des auditeurs ». En fait, Hitler, dans l’enceinte fortifiée, menait une vie fort agréable et il a dit lui-même dans Mein Kampf qu’il y fit un stage comme « dans une école supérieure aux frais de l’État ». Des bouteilles de liqueur et d’alcool interdites par le règlement arrivaient chaque jour, accompagnées de cadeaux venus de toute l’Allemagne. « Les surveillants en avaient l’eau à la bouche chaque fois qu’ils jetaient un coup d’œil dans notre armoire… », écrit un détenu, Hans Kallenbach. Dans ces conditions, il est assez clair que l’histoire du « judas » et de l’accablante surveillance dont Hitler aurait été l’objet ne correspond pas à ce que l’on sait des conditions réelles de sa vie à Landsberg. Pourquoi avoir invoqué cette raison plutôt qu’une autre ? Ce comportement inattendu d’un homme qui s’arrête brusquement de parler s’expliquerait aisément s’il croyait voir quelque chose qui, soudain, l’impressionnerait au point de le rendre muet de stupeur, alors qu’il était fort difficile d’interrompre ses discours. N’est-il pas plus probable qu’il s’agissait là d’un phénomène sur lequel Hitler ne pouvait donner aucune indication à Hanfstaengl, sous peine de passer pour un visionnaire ou un fou ? « Là ! Là ! Dans le coin. Qui est là ? » Et que faut-il penser de ce que rapporte Hermann Rauschning sur les « états morbides » de « dédoublement de la personnalité » du Führer, au cours de ses insomnies : « Hitler était debout, dans sa chambre, chancelant, regardant autour de lui d’un air égaré. “C’est lui ! c’est lui ! Il est venu ici !” gémissait-il. Ses lèvres étaient bleues. La sueur ruisselait à grosses gouttes. Subitement, il prononça des chiffres sans aucun sens, puis des mots, des bribes de phrases. C’était effroyable. Il employait des termes bizarrement assemblés, tout à fait étranges. Puis, de nouveau, il était redevenu silencieux, mais en continuant de remuer les lèvres. On l’avait alors frictionné, on lui avait fait prendre une boisson. Puis subitement, il avait rugi : “Là ! Là ! dans le coin. Qui est là ?” Il frappait du pied le parquet et hurlait. On l’avait rassuré en lui disant qu’il ne se passait rien d’extraordinaire et il s’était calmé peu à peu. Ensuite, il avait dormi de longues heures et était redevenu à peu près normal et supportable pour quelque temps 9. » Comment ne pas rapprocher ces phénomènes « paranormaux » des « hallucinations » de Rudolf Hess durant son séjour en Angleterre et du monde de spectres dont il s’évada par l’amnésie, entre l’automne 1943 et le 4 février 1945 avant qu’un psychiatre américain, M. Walsch, le 27 mai 1948, déclarât : « Au moment de l’examen, le sujet est parfaitement normal. Nous n’avons relevé aucune trace qui permette de le classer dans le type paranoïaque. Bien qu’il estime avoir une mémoire en parfait état, il ne se souvient plus de ses deux crises d’amnésie en Angleterre. Ceci renforce l’impression que nous avions, à savoir que ces deux crises sont d’origine hystérique 10. » Ce diagnostic ne signifie pas grand-chose car, depuis Charcot, on devrait, autant que possible, éviter l’utilisation d’un terme scientifique aussi vague que celui d’« origine hystérique ». C’est un fait que Hess et Hitler ont été l’un et l’autre sujets à des hallucinations, à des « perceptions paranormales ». Ils ont été aussi les seuls, parmi les dignitaires du parti nazi, à vivre ensemble dans un contact si étroit qu’Ilse Hess, elle-même, à propos de son mari, parle d’un « lien magique » qui l’unissait au Führer. « Durant la captivité de Landsberg, note E. Hanfstaengl, les deux hommes s’étaient étroitement rapprochés ; et c’est alors que je les entendis se tutoyer pour la première fois (ils devaient continuer à le faire, mais pas en public). » Or Hitler ne tutoyait pas même Rœhm qui, lui, s’obstinait à le faire et auquel il répondait invariablement en le voussoyant. C’était un privilège exceptionnel qu’ont connu seulement le « maître spirituel » de Hitler, Eckart, un ou deux vieux camarades de la Première Guerre mondiale, et Drexler. On peut en déduire qu’existait entre Hess et Hitler une expérience commune à Landsberg, et qui avait scellé cette singulière fraternité mystique. Comment ne pas rapprocher, dans ces conditions, ce que voyaient ces deux hommes des ombres décrites par Sebottendorff dans ses exercices « magiques » dont tout le détail fut précisément publié l’année même de la captivité des deux chefs nazis ? Pourquoi ne pas admettre au moins l’hypothèse du vif intérêt que pouvait porter Hess, Allemand d’origine égyptienne, curieux de doctrines ésotériques, membre actif de la Thule-Gesellschaft (mitglied), à des méthodes occultes d’entraînement magique, révélées par l’ancien maître de la société secrète à laquelle il appartenait ? Rien n’empêchait Hess ni Hitler de se livrer à ces pratiques dont la durée quotidienne, fort brève, ne dépassait pas une dizaine de minutes, ni de les poursuivre dans des conditions d’isolement relatif aussi favorables que celles de Landsberg ? Mais si l’un et l’autre étaient tombés dans le piège tendu par Sebottendorff, ils avaient pu constater à leurs dépens qu’il est relativement facile de s’ouvrir à de telles sources obscures de modifications psychiques, mais qu’il devient, en revanche, bien plus difficile, sinon impossible, de se refermer et de rompre le lien par lequel ces puissances possèdent finalement leurs victimes. Dans les temps qui suivirent la captivité de Landsberg, E. Hanfstaengl a remarqué le changement du Führer et a rappelé que Hess, « membre de la Société Thulé, avait failli, à ce titre, être exécuté à l’époque de la République des Soviets, à Munich, en 1919 ». E. Hanfstaengl a noté aussi que Hitler, avant son internement à Landsberg, au cours d’un entretien avec Mathilde von Kemnitz, la future épouse de Ludendorff, était encore résolument sceptique au sujet de la « religion du sang nordique » dont elle prétendait lui dévoiler les bases « cosmologiques ». Hitler l’avait interrompue : « Il ne m’appartient pas, lui avait-il dit, de fonder une philosophie nouvelle. Je me place sur un plan exclusivement pratique… » Or, durant la soirée chez Hanfstaengl, lors de sa sortie de prison, un document autographe qui portait la signature de Frédéric le Grand, dont on lui fit cadeau, suffit à provoquer une crise d’éloquence « illuministe » chez Hitler. « Je vis son regard s’illuminer. Inopinément, il se lança dans une grande tirade politique et se mit à proférer, à ma grande consternation, des élucubrations encore plus insanes que d’habitude qui portaient manifestement la griffe de Hess et Cie… Son séjour en prison semblait l’avoir ancré encore davantage dans ses préjugés les plus détestables. C’est à ce moment, j’en ai la ferme conviction, que ses tendances aux solutions “radicales” ont commencé à se cristalliser… Au lieu de lui donner le temps de réfléchir et de voir les problèmes politiques de plus haut, l’année qu’il venait de passer à Landsberg avait eu pour seul effet de permettre à ses codétenus de réduire ses conceptions aux dimensions des leurs. Son antisémitisme avait pris une tournure franchement raciste… Plus inquiétante encore était la façon dont Hess avait réussi à l’imprégner des théories de Haushofer 11… » Quand les deux interlocuteurs en vinrent à parler des préjugés délirants de Rosenberg sur la supériorité de la race nordique, Hitler prit une position strictement opposée à celle qui avait été la sienne avant Landsberg à l’égard de Mathilde von Kemnitz : « Dans cinquante ans d’ici, déclara-t-il, sa mystique sera peut-être saluée comme étant l’un des sommets de la philosophie 12. » E. Hanfstaengl fut également frappé, ce soir-là, par « la nature ambiguë des sentiments que Hitler portait à Hess ». « Ach mein Rudi, mein Hesserl ! ne cessait-il de gémir en arpentant la pièce, n’est-ce pas affreux de penser qu’il est toujours là-bas 13 ? » S’agissait-il, comme l’interprète E. Hanfstaengl, de relations équivoques « d’attachement mutuel » ou bien d’une fraternité mystique raciste, hypothèse qui semble, à mon sens, plus probable. Au moins peut-on admettre, avec E. Hanfstaengl, que « cette curieuse intimité… eut, sur le plan politique, un effet capital. Elle confirma Hitler dans sa croyance à sa mission prophétique de Führer et de guide prédestiné de la “nouvelle humanité aryenne”. Ce n’était pas seulement un chef doué de pouvoirs magiques exceptionnels que l’admiration aveugle de Hess venait de découvrir à Landsberg. C’était un Père mythique et vainqueur, un vrai Père, enfin, que toute une génération de fils, humiliés par la défaite et qui cherchaient inconsciemment avec désespoir comment réconcilier l’image du Père avec leur propre image, allaient porter au pouvoir suprême. Dans l’« unité fermée » que reconstituait l’union du peuple allemand avec son Führer, le grand mythe de l’adoption par le « Père héroïque » pouvait enfin s’épanouir sans contrainte. Ainsi Hitler n’a-til pas été seulement un médium, au sens ordinaire de ce terme, il a été un moyen mythique prédestiné, obscurément souhaité, et, en quelque sorte, appelé par les traumatismes psychiques graves qui avaient ébranlé profondément la conscience allemande après la Première Guerre mondiale. Toute mise en scène, à l’échelle d’une propagande nationale, propose, au-delà des besoins apparents et imminents de l’action politique, de quoi satisfaire des tendances lointaines, infantiles et profondément cachées à la conscience individuelle de chacun des spectateurs de ce vaste théâtre. Sur ce plateau, les rites collectifs échappent à la critique de la conscience individuelle dans la mesure où, sans cesse, ils recouvrent la durée particulière et singulièrement vécue, ici et maintenant, par les ombres du temps mythique d’une communauté qui se veut immuable et à jamais unifiée par le temps historique. À force d’entendre la voix de l’« Allemagne éternelle », à force de ne voir partout que son « visage », sa « mission », sa « grandeur », ses « sacrifices », chacun des Allemands devenait, à son tour, un médium et un moyen de la nation, à l’imitation de son « Guide prédestiné ». Et, comme lui, peu à peu, chacun des nazis tendait à perdre son identité véritable et à ne plus pouvoir retrouver son sentiment de l’existence en dehors de l’appareil spectaculaire qui, seul, le rendait manifeste. Le terme inévitable de ce processus d’aliénation individuelle était l’aliénation collective, la perte par l’Allemagne entière du contact avec la réalité des faits et avec les vérités non allemandes. 1. Hermann Messerschmidt, Das Reich im national-sozialistichen Weltbild, Munich, 1936, p. 31. 2. Otto Höffler, Kultische Geheimbünde der Germanen, Francfort, 1934, p. 340-341. 3. Albert Zoller, Douze Ans auprès de Hitler, Paris, 1949, p. 16. 4. Ernst Hanfstaengl, Hitler, les années obscures, Paris, 1967, p. 303-304. 5. Ibid., p. 306. 6. Ibid., p. 140. 7. Ibid., p. 126. 8. Werner Maser, Mein Kampf d’Adolf Hitler, trad. française, Paris, 1968, cf. p. 20, 21, 22, 23. 9. Hermann Rauschning, Hitler m’a dit, Paris, 1945, p. 284. 10. Joachim C. Fest, Les Maîtres du IIIe Reich, Paris, 1965, p. 230. 11. Ernst Hanfstaengl, ouvrage cité, p. 128. 12. Ibid. 13. Ibid. 5 CHANTS DE MORT ET MYTHES DU SANG « Nous, les Noirs, nous crions : Hurrah ! » La langue allemande témoigne d’un génie permanent qui exprime, de façon spécifique, les expériences collectives les plus profondes et les plus constantes de l’inconscient germanique ancestral. « La langue allemande, remarque Wilhelm Röpke, réfléchit l’incoordonné, l’anarchique, l’inconsistant, l’indéterminé, le romantique et “nonclassique”, le sentimental, le rêveur, l’approximatif, qui est propre à l’Allemand depuis aussi longtemps que sa langue. Elle confirme la tendance au tarabiscoté, au gothique, au baroque, dont furent frappés jusqu’à notre époque les observateurs pénétrants de l’Allemand, et que lui-même est contraint d’avouer. C’est, de plus, la rêveuse incubation, l’absorption en soi, le regard fixement tourné vers ce que ne peut découvrir aucune recherche, qui font de la Melancholia de Dürer l’une des plus allemandes de toutes les images. C’est l’irrationnel qui se manifeste toujours à nouveau dans l’histoire de l’âme allemande et fait un contraste si cru avec la clarté et la rigueur latines. La langue allemande semble faire un inlassable effort pour parvenir jusqu’à la limite extrême de l’expressible, et, venant même à la franchir, pénètre dans la sphère de ce qu’aucune langue n’est plus en état de formuler, ce qui lui fait prendre, parmi les peuples, cette position qui n’est qu’à elle ; dans la sphère du pur lyrisme, de la métaphysique, et, pour finir, de la musique 1. » Cette sphère, évoquée par Röpke, n’est-elle pas celle d’un « autre monde », caractérisé par l’impossibilité de le réduire à nos critères anthropomorphiques, à nos systèmes rationnels de valeurs, et qui s’annonce par la présence de la mort ? L’expérience millénaire d’une « conduite de combat » pour la défense de la terre germanique, la nécessité de mesurer et de confronter l’homme avec ce qui n’est pas mesurable, avec le mystère par excellence ont contribué peut-être à la fascination qu’exerce sur le génie allemand le « passage à la limite », dans le bien comme dans le mal, la tentation du meilleur et du pire. De là, cette tendance à l’« énormité », au sens étymologique, dans toutes ses entreprises, concrètes ou abstraites, ce besoin du gigantesque, ce désir d’explorer les frontières de la puissance et de l’intelligence, cette quête de l’absolu qui ne va jamais sans imposer de tragiques contradictions vitales à ceux qui ont la folie d’y prétendre. Tout l’appareil de la guerre exige, en effet, un mensonge théâtral, une subversion des lumières naturelles de l’instinct de conservation, un transfert des données immédiates de la conscience à des buts lointains, et d’un autre ordre que celui de l’expérience concrète du monde. Si le regard du guerrier ne se détourne pas de l’évidence réelle, s’il ne s’abstrait point des conditions normales de ses perceptions et des réactions habituelles de sa sensibilité, s’il ne choisit pas, finalement, la mort pour la mort, comment supporterait-il la terreur de l’anéantissement quand il ne se contente d’aucune consolation philosophique ou religieuse ? Il apparaît, au moins, par l’examen des mythes et des croyances qu’expriment les coutumes, les usages, les œuvres populaires du génie allemand, que l’exploitation de ces tendances au culte de la mort par l’impérialisme prussien et par le totalitarisme hitlérien a joué un rôle important dans l’histoire politique et militaire de l’Allemagne. Dans cette perspective, il convient de rappeler des exemples caractéristiques des chants de mort grâce auxquels le guerrier germanique semble avoir associé son sentiment profond de l’existence à sa capacité destructrice. Dans presque tous ces chants, le sang répandu apparaît comme un voile magique principalement destiné à cacher l’anéantissement sous les aspects fascinants de noces mystiques avec la mort. Le sang tient lieu, en quelque sorte, de la semence virile que la mort féminisée désirerait obscurément afin d’accomplir les métamorphoses dont on la croit capable. Tout danger grave, en effet, appelle une surabondance de vitalité afin de rassembler et de maintenir les puissances nécessaires au combat. On ne domine pas la peur par des arguments rationnels. Certaines peuplades primitives le savaient si bien qu’elles imposèrent à leurs guerriers de se blesser eux-mêmes avant la bataille. Voyant couler leur sang, ils étaient saisis par une ivresse de destruction d’autrui comme d’eux-mêmes et ils tiraient ainsi d’un masochisme initial toutes les ressources d’un sadisme final, nécessaire au massacre de leurs semblables. Le « Chant de Waterloo » des « hussards noirs à la tête de mort » (Schwarzen Totenkopf Hussaren) fut repris par les SS qui leur empruntèrent aussi leurs emblèmes. On y célébrait le duc d’Œls, l’un des héros de la bataille : « 1. À Waterloo, là, partit le premier coup ; là en pleine poitrine, notre Duc, il frappa ! Notre Duc, oui, nous l’avons perdu ! Nous, les Noirs, nous crions : Hurrah ! Hurrah ! pleins de courage, nous nous dressons là ! « 2. Tout de noir, nous sommes équipés et, avec du sang, drapés ; sur nos shakos nous portons la tête de mort. Nous avons perdu notre Duc ! Nous, les Noirs, nous crions : Hurrah ! Hurrah ! Pleins de courage, nous nous dressons là ! « 3. Le duc d’Œls, l’homme vaillant, il nous guidait, nous, les Noirs. Notre Duc ! Et nous l’avons perdu ! Hélas ! puissions-nous ne pas être nés, nous, les Noirs ! Nous, les Noirs, nous crions : Hurrah ! Hurrah ! Pleins de courage, nous nous dressons là. « 4. Quand nous entrâmes à Braunschweig, là, des milliers d’hommes se mirent à pleurer. Notre Duc ! Et nous l’avons perdu ! Hélas ! nous, les Noirs, puissions-nous ne pas être nés ! » Dans ce chant funèbre apparaît déjà le mythe d’une union symbolique avec les puissances de la mort et d’une participation à ses mystères, telles que le guerrier, également délivré de la crainte et de l’espérance, puisse accomplir son devoir avec une indifférence totale à l’égard de sa naissance et de son destin, portant le deuil de son être à jamais perdu. Cette sombre inspiration animait déjà le vieux chant germain, le bardit, décrit ainsi par Tacite : « Ils excitent leur courage par le bardit et ils en augurent le succès de la bataille, car ils tremblent ou font trembler, selon la manière dont l’armée l’entonne. Et ce chant semble moins une suite de paroles que le bruyant concert de la fureur guerrière. On s’attache à le composer par les plus rudes accents, par des sons rauques et brisés, en serrant le bouclier contre la bouche, afin de donner aux sons répercutés plus de force et de plus retentissants échos. » Mourir sans raison La dramaturgie des chants de mort atteint un développement encore plus caractéristique dans ces paroles, composées pendant la Première Guerre mondiale, dans les Flandres, par un auteur inconnu : « La Mort chevauche un coursier noir charbon et elle porte une cape opaque. Quand les lansquenets marchent en campagne, elle galope à côté d’eux. Détresse dans les Flandres ! Dans les Flandres, chevauche la Mort ! La Mort, dans les Flandres ! « La Mort chevauche un coursier blanc, clair et beau comme un chérubin céleste. Quand les filles font la ronde, la Mort entre dans la danse. Détresse dans les Flandres ! Dans les Flandres, chevauche la Mort ! La Mort, dans les Flandres ! « La Mort frappe aussi le tambour ; écoute-le rouler dans ton cœur ! Elle bat longtemps ; elle bat fort ; elle bat sur une peau de mort. Détresse dans les Flandres ! Dans les Flandres, chevauche la Mort ! La Mort, dans les Flandres ! « Au premier roulement, du cœur jaillit le sang. Au deuxième roulement, du lansquenet c’est l’enterrement. Détresse dans les Flandres ! Dans les Flandres, chevauche la Mort ! La Mort, dans les Flandres ! « Le troisième roulement fut si long qu’il reçut la bénédiction, silencieux et doux, tel un chant de mère au sommeil de l’enfant. Détresse dans les Flandres ! Dans les Flandres, chevauche la Mort ! La Mort, dans les Flandres ! « La Mort peut chevaucher un coursier noir ou blanc ; elle peut entrer dans la ronde en souriant ; son tambour bat fort ou doucement : il faut mourir, mourir, mourir. Détresse dans les Flandres ! Dans les Flandres, chevauche la Mort ! La Mort, dans les Flandres. » Cette traduction ne peut donner qu’un aperçu de l’extraordinaire musique funèbre des paroles originales et, par exemple, de ce passage : Er trommelt lang, er trommelt laüt, er schlägt auf eine Totenhaut. Flandern in Not ! In Flandern reitet der Tod ! In Flandern, der Tod ! On serait tenté sans doute de rapprocher ce chant de guerre des danses macabres médiévales germaniques. Cependant, comme l’a bien remarqué Hans Jochen Gamm 2, il s’agit, en fait, d’une dramaturgie fort différente de celle des mystères chrétiens. Pour ceux-ci, la mort était la conséquence du péché originel ; aussi étaitelle explicable religieusement, de même qu’elle avait été vaincue par la puissance divine de la Résurrection du Sauveur. Au contraire, dans ces sombres paroles modernes, aucun sens n’est donné à la nécessité de mourir. On se borne à l’affirmer trois fois : Gestorben, gestorben, gestorben muss sein ! Le destin apparaît ici comme la seule expression du non-sens qui a précipité l’homme dans la Première Guerre mondiale. La mort est entrée dans le monde : peu importe la couleur de son coursier et le son du tambour qu’elle frappe ; sa conclusion est immuable et il faut se soumettre à sa fatalité, attitude qui, en fait, relève plutôt du stoïcisme païen que des enseignements chrétiens. Il n’est question, en effet, ni de récompense, ni de châtiment, ni de foi, ni d’espérance, ni de charité. La mort devient la donnée existentielle fondamentale et, en quelque sorte, parfaite puisqu’elle n’a pas le moindre sens en dehors de la manifestation de sa toute-puissance. Pour les nazis, les criminels, d’ailleurs, n’étaient pas ceux qui avaient provoqué le premier conflit mondial mais ceux qui avaient « trahi » l’Allemagne en la contraignant, par leurs complots, à la capitulation. Hitler dénonçait ainsi « les criminels de novembre » (1918) et leur opposait la « communauté de combat » (Kampf gemeinschaft) du parti nazi, seule capable, selon lui, de briser les chaînes qui asservissaient la nation vaincue et de « réveiller » l’esprit allemand. La fonction du national-socialisme, dans cette perspective, était celle des tambours magiques du sorcier nordique, du chaman, dont les sons rassemblent les esprits ancestraux afin de chasser les maléfices des ennemis du clan. Les longs couteaux dans la tripaille juive La « Chanson du Tambour », écrite en 1928, par Herbert Böhme, sur une mélodie de Heinrich Spitta, fut élevée par les nazis au rang d’un chant de combat, et on l’entendit, à maintes reprises, dans les cérémonies officielles du Parti : « 1. Longue était la nuit et longue, la détresse. Nous gisions, las et abandonnés. À travers les ruelles, ne se glisse-t-elle pas, la Peste ? Ne se glisse-t-elle pas, la Mort, à la face grise ? Frappe, tambour, allégrement, comme les drapeaux claquent déjà ! Tambour, Dieu nous exhorte ! Peuple, soulève-toi ! « 2. Debout ! Redressez-vous ! Rassemblez-vous ! Le tambour vous appelle, libres et joyeux, tels les vieux